S'inventer un « voisin sympathique »

L’orignal et les gendarmes de la GRC n’ont pas suffi à attirer les touristes durant la grande dépression. De toute évidence, le temps était venu de refaire l’image du Canada.

Écrit par Philip Goldring

Mis en ligne le 10 juin 2020

La grande dépression a été une période inquiétante pour l’industrie touristique au Canada. De 1929 à 1933, les revenus issus du tourisme ont chuté de plus de moitié, et même les visites dans les parcs nationaux vedettes ont stagné.

Dès 1934, c’est une industrie déjà en transformation — la possession d’une voiture ayant ébranlé les vieilles habitudes qui reposaient sur les voyages en train et en bateau à vapeur, et sur les séjours dans les hôtels de villégiature — qui se retrouvait en situation de crise.

Inquiets, les Canadiens ont demandé la tenue d’une enquête publique, qui a été confiée au Sénat en 1934. Comme prévu, le Comité spécial sur le tourisme a recommandé des mesures incitatives — un programme d’urgence prévoyant des dépenses publiques dans les parcs, les autoroutes et la publicité.

Selon le rapport du comité, le programme devait respecter « l’application juste et raisonnable des règlements ainsi que le bien-être et la dignité de l’ensemble du pays ».

Que la dignité soit en jeu ou non, on avait besoin de sang neuf et d’idées nouvelles pour refaire l’image du Canada et le présenter comme un « voisin sympathique ». Le gouvernement s’est rapidement tourné vers le chef du service du tourisme du Nouveau-Brunswick, Leo Dolan : un homme brillant, affable qui était à l’aise dans tous les groupes d’intérêt concernés.

Après le changement de gouvernement en 1935, Dolan s’est trouvé sous les ordres d’un fonctionnaire aussi dynamique que lui : C.D. Howe, le ministre des Chemins de fer et des Canaux de navigation, natif des États Unis.

Leo Dolan a consacré les trente années suivantes à faire la promotion du Canada, d’abord comme directeur du bureau du tourisme, puis comme consul général à Los Angeles.

En 1935, il a rencontré le gourou torontois de la publicité, Jack MacLaren, pour réfléchir à de nouvelles façons de vendre le Canada. Les documents officiels encore accessibles font foi de l’enthousiasme qui régnait et de la bonne entente au sein de l’équipe Dolan-MacLaren, mais certaines notes occasionnelles un peu crispées ont aussi rappelé qu’il s’agissait d’une initiative gouvernementale, après tout.

Cette fructueuse collaboration a donné naissance à une brochure de 48 pages en couleurs s’adressant directement au marché américain.

Le titre Canada, your friendly neighbor invites you (en prenant soin d’écrire neighbour à l’américaine), s’inspirait d’une description que le président américain Franklin D. Roosevelt avait déjà employée durant des négociations commerciales. L’expression friendly neighbor qui en a résulté était plus subtile que la célèbre campagne de marketing réunissant l’orignal et les gendarmes de la GRC.

La nouvelle image du Canada misait sur l’association des grands espaces sauvages (mais sécuritaires) aux villes historiques — une combinaison plutôt exotique, mais sans danger pour les voyages en famille.

L’orignal et les gendarmes de la GRC ne sont pas les vedettes de la série d’impressions que proposent les images de la brochure : les forts et les édifices publics sont solides et imposants, les ours sont aussi courants que les automobiles, le poisson abonde et seuls les hommes portent des maillots de bain deux pièces.

Des fonctionnaires ont rédigé le texte de la brochure et l’équipe de Jack MacLaren s’est chargée de lui donner une présentation attrayante et originalement illustrée.

La brochure ciblait essentiellement le professionnel américain fortuné, qui était invité, à la page 3, à redonner du piquant à sa vie en « mettant la clé dans la porte du bureau pendant quelques semaines » pour aller visiter le Canada en famille. Le conseil formulé à cet Américain fictif était clair : « L’hiver prochain, vous serez heureux d’avoir dit : Au revoir bureau, je monte vers le Nord. »

L’équipe de MacLaren a rédigé cette invitation alléchante, mais elle n’a pas réussi à la faire imprimer en utilisant une écriture féminine et à signer « Janey Canuck » au bas.

C’était trop « populaire » selon Dolan, qui « détestait » le stéréotype de Jack Canuck et croyait qu’il était insultant pour « une certaine partie de la population canadienne » (faisant probablement allusion aux Canadiens français).

Le sous-ministre s’est rangé derrière Dolan, et Janey Canuck est sortie du scénario. La lettre a été publiée sans signature et sans destinataire.

Les publicitaires qui ont suggéré de l’adresser « Cher Oncle Sam », « Chers cousins » ou « Cher voisin » ont aussi été déboutés. La lettre a été imprimée sur une page à côté d’une peinture intitulée L’Ordre de bon temps représentant le club social fondé par Champlain en Nouvelle-France, en 1606. Ainsi, la « dignité de l’ensemble du pays » était sauvée.

Cette approche plus sérieuse a également influencé le choix de l’article intitulé History Right Next Door (Histoire d’à côté) comme premier d'une série de vingt courts articles contenus dans la brochure.

Le deuxième article présentait les parcs provinciaux et nationaux du Canada. D’autres histoires patrimoniales décrivaient les capitales du pays et les édifices parlementaires, le tout sur une double page.

Dans le dernier article, Stories in Stone (Histoires de pierres) les employés des parcs nationaux vantaient les lieux historiques du pays, photos à l’appui. Ces photos montraient plusieurs attractions très appréciées de l’Est du pays, notamment Louisbourg et Grand Pré en Nouvelle Écosse, et la Basilique Sainte-Anne-de-Beaupré au Québec.

L’article était accompagné d’un calendrier présentant soixante-quatre événements importants de l’histoire canadienne.

Dans la brochure, on trouve également des articles sur le voyage en train, en voiture et en bateau à vapeur, deux courts textes sur les formalités douanières et onze articles sur les sports et les loisirs de plein air.

Un des articles vedettes de la brochure était intitulé Royal Babies of Callander — les quintuplées Dionne — dont les sourires et les gazouillis pourraient attirer un demi-million de visiteurs par année à Quintland, au nord de Toronto, du moins c’est ce qu’espéraient les promoteurs.

Le chef-d’œuvre de tout ce projet était cependant le tableau couvrant toute la couverture de la brochure. Il représente un groupe de Canadiens exécutant des rôles et des tâches typiques de chaque région.

Ils ignorent surtout les quelques jeunes couples américains s’adonnant à des activités de plein air dans cette scène de « Où est Charlie ».

Jack Bush, qui avait 26 ans lorsqu’il a travaillé comme dessinateur publicitaire à l’agence de graphisme Bomac Engravers de Toronto, a réalisé la maquette. Bush est plus connu aujourd’hui pour son virage décisif vers l’expressionnisme abstrait durant les années 1950, mais la couverture de Canada, your friendly neighbor invites you a certainement été un de ses projets les plus stimulants durant la Crise.

« Même si la brochure pourrait être qualifiée « de mauvais goût » selon les critères actuels, elle a tout de même remporté un prix de graphisme dans le cadre de l’exposition annuelle de l’Académie royale des arts du Canada en 1938, écrit Michael Burtch dans un catalogue d’exposition de 1997, intitulé Hymn to the Sun.

Dans son tableau, Bush a imaginé un Canada avec de nombreux points d’intérêt, mais sans frontières.

L’image ne comporte aucun véritable océan, et ne présente qu’une vague idée des éléments régionaux où ils devraient se trouver.

Ainsi, le long du côté supérieur, un pilote de brousse et un traineau à chiens évoquent le Nord, et un pêcheur en manteau de pluie coiffé d’un suroît lance son filet pour attraper une plongeuse en maillot de bain rouge, à l’endroit où devrait se trouver le Nouveau-Brunswick.

Par ailleurs, aux pieds des chutes Niagara, un prospecteur du Klondike cherche de l’or dans un ruisseau qui s’écoule jusqu’à Quintland.

Dans l’ensemble, les images se bousculent dans une joyeuse antithèse de la géographie conventionnelle.

Deux catégories de personnes habitent ce lieu imaginaire. Les Canadiens figurent pratiquement en nombre égal au travail et dans des activités récréatives. Mais ils ne participent à aucune activité industrielle – évasion typique dans ce style de promotion touristique qui navigue en eaux dangereuses en promettant des commodités modernes tout en cachant les aspects les plus grossiers de la vie moderne.

Dans ce tableau idéalisé évoluent les véritables vedettes : les pêcheurs à la ligne, les chasseurs et les jeunes couples américains en vacances.

La brochure aborde de manière non menaçante le fait que le Canada est un pays étranger.

On cherche à rassurer le lecteur en présentant une liste familière de jours fériés, en garantissant que la devise américaine est acceptée, et en donnant cette précision qui semble ironique de nos jours : « AUCUN PASSEPORT REQUIS! Les formalités frontalières et le temps d’attente sont réduits au minimum pour les touristes visitant le Canada ».

Leo Dolan a fait imprimer 150 000 exemplaires à environ 33 cents chacun.

La brochure a reçu les louanges de l’ensemble de l’industrie et des exemplaires ont été distribués par l’intermédiaire d’un réseau de contacts américains.

D’autres ont été distribués dans les trains au Canada et dans d’autres hauts lieux touristiques. On n’a trouvé aucune mention d’une deuxième édition.

Trois ans après la publication, la Deuxième Guerre mondiale a éclaté, perturbant le tourisme et marquant le début d’une nouvelle ère avec l’arrivée de façons novatrices de voir et de promouvoir le pays.

Toutefois, à son époque, Canada, your friendly neighbor constituait un exemple éloquent de l’intention des Canadiens d’attirer les Américains, tout en étant le reflet égoïste de ce que nous imaginions être, ou aurions voulu être.

Cet article est paru dans le numéro décembre-janvier 2011 du magazine Canada’s History.

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