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La toponymie, vecteur de mémoire et outil d’apprentissage : le cas du boulevard des Allumettières de Gatineau
L’observation du paysage urbain et de ses multiples facettes devient une source considérable de savoir sur son histoire et son présent, mais aussi sur les personnes qui y habitent. Dans ce contexte, la présence de noms, plus précisément de toponymes, s’avère un outil pédagogique notable.
Les thématiques et les individus honorés ont la capacité de renseigner sur l’utilisation des lieux à une autre époque et sur ceux qui ont aidé à son développement. Parallèlement, le choix d’un toponyme peut également instruire sur les valeurs de la société et sur la symbolique qu’il éveille.
Auparavant, les désignations toponymiques rassemblaient surtout les noms de saintes et les grands personnages masculins déjà bien connus. Elles permettent aussi de sortir de l’oubli des individus ou des groupes marginalisés. Ainsi, l’apparition dans le paysage urbain de nouveaux noms inconnus du public peut entrainer un engouement chez ce dernier, désireux d’en apprendre davantage sur le sujet. La toponymie devient alors vectrice de savoirs, tout comme des valeurs anciennes et contemporaines.
En utilisant le cas du boulevard des Allumettières à Gatineau, il nous est possible de retracer les motivations qui ont guidé le choix de cette toponymie atypique et pourtant symbolique de l’histoire locale de cette ville. Les débats tout comme les raisons derrière la sélection nous permettent de découvrir ces travailleuses de l’allumette et ce qu’elles représentent pour les résidents de la municipalité au 21e siècle.
Parallèlement, nous souhaitons offrir une réflexion plus large sur les possibles éléments pertinents à l’enseignement de l’histoire et de la géographie qui se trouvent dans la toponymie et les débats qui l’entourent.
La toponymie comme vecteur d’enseignement
Marqué de ses rôles multiples, le toponyme sert dans un premier temps à identifier, mais aussi à commémorer et à honorer. Plus précisément, l’acte d’attribuer un nom répond surtout à une fonction culturelle et symbolique, d’après l’auteur Jean-Yves Dugas, spécialiste en toponymie et gentilés au Québec.1
De cette façon, la société s’identifie et choisit la manière de s’identifier à travers notamment des individus, des éléments physiques ou des concepts abstraits, transposant ainsi son identité dans l’identification d’un lieu. Le toponyme peut même susciter la curiosité et donner lieu à la propagation du savoir dans la population, devenant ainsi un vecteur de diffusion qui a le pouvoir de lever le voile sur des pans oubliés de l’histoire.2
Une observation similaire peut être avancée pour l’étude de la géographie puisque la toponymie devient un moyen d’aborder un lieu, de comprendre sa nature et son importance pour une population.
Pour les municipalités, nommer des espaces publics ou des voies de circulation peut servir de tremplin à l’histoire locale et au rayonnement d’un passé jusque-là oublié. À Gatineau, l’attribution d’un toponyme à l’un des axes centraux les plus empruntés de son territoire offrira la chance de répondre à ce besoin. Généralement, l’histoire industrielle de l’Outaouais se caractérise par sa masculinité.
Les bucherons, les draveurs, ainsi que les ouvriers des scieries et des usines de papier sont tous des acteurs incontournables de l’identité historique locale.3 Néanmoins, en rappelant la place des travailleuses dans la production industrielle de la ville et dans son développement économique, le choix toponymique fait en 2007 a cherché à diversifier l’image d’« hommes bâtisseurs de la région4 ».
Par ailleurs, plutôt que de choisir une actrice unique appartenant à l’élite, ce sont d’anonymes membres de la classe populaire qu’on a mis de l’avant dans le récit fondateur de la région. Ce choix permet alors d’explorer un récit parallèle à la « grande histoire » et de présenter des femmes normalement exclues de cette dernière.
La place des femmes dans le récit toponymique
C’est au cours des années 1980 que les premiers toponymes honorant des femmes sont officialisés au Québec, symboles d’un intérêt de plus en plus grand pour souligner leur apport à la société.5 Dans les deux décennies suivantes, le nombre d’attributions évoquant des femmes a augmenté, mais la parité demeurait un idéal difficilement atteignable. Depuis quelques années, les noms féminins trouvent une place de plus en plus considérable dans la désignation des lieux.
Enfin, tout au long de l’année 2018, la Commission de toponymie du Québec (CTQ) publie mensuellement sur son site web « des chroniques toponymiques qui présentent des noms de lieux mettant en valeur des femmes célèbres ou méconnues ». Avec sa chronique « La toponymie québécoise au féminin », elle montre l’importance grandissante d’assurer une meilleure représentation féminine dans la toponymie québécoise.
Il s’agit d’un des défis priorisés par la CTQ. Selon son président, Robert Vézina, « [i]l y a une véritable sensibilisation à l’importance de la représentation des femmes depuis 5 ou 10 ans […]. La société évolue, et les municipalités en sont conscientes6 ».
Cette conscientisation s’effectue déjà depuis quelques années au Québec et au sein des différents comités de toponymie municipaux à travers la province. À Gatineau, c’est au milieu des années 2000 que le sujet est réellement mis sur la table pour une première fois.
Par le biais de la toponymie, plusieurs souhaitent voir sortir de l’oubli les femmes du passé, grandement désavantagées comparativement aux hommes. Vecteur de diffusion, un nom permet de lever le voile sur les oubliées de l’histoire. « [La toponymie] diffuse la connaissance du pays.
Chaque jour, elle rappelle aux passants faits locaux, évènements historiques ou personnages connus. Mais elle commet aussi des oublis… qu’on s’efforce de réparer.7 » Les rues, particulièrement les plus utilisées, ont la possibilité d’inculquer des pans de l’histoire à de nombreux individus qui n’auraient pu réellement y avoir accès autrement.8 De ce fait, les débats qui entourent l’attribution d’un nouveau nom s’accompagnent souvent d’une édification sur ces femmes oubliées.
Dès lors, la désignation toponymique prend tout son sens en tant qu’outil d’enseignement, soit de l’histoire et de mise en valeur des actrices tombées dans l’anonymat avec le temps, soit de la géographie pour le paysage ou le territoire concerné. Dans un contexte éducatif, cela représente l’occasion d’illustrer la signifiance physique et symbolique d’un espace pour une population tout en enseignant un ou plusieurs pans de l’histoire liée au lieu ou à ceux qui en font usage.
Un cas d’étude : les allumettières de Gatineau
L’exemple du boulevard des Allumettières à Gatineau peut certainement montrer l’intérêt nouveau pour la mise en valeur d’une histoire parallèle au grand récit ouvrier de la région. L’attribution de ce toponyme s’est faite dans un contexte où l’achèvement de la construction d’un nouveau boulevard à l’automne 2006, englobant trois routes déjà existantes9, a amené le besoin de nommer l’artère avant son ouverture.
Gatineau, ville nouvellement née de la fusion de cinq municipalités en 2002, a confié à son Comité de toponymie le mandat de trouver des gentilés non seulement selon la bonne procédure, mais aussi en fonction du rayonnement des valeurs priorisées par la Ville et par le CTQ.
Comme le mentionnent Beaudoin et Martin, « [a]u début des années 2000, alors que les fusions municipales annoncent des bouleversements toponymiques, quelques nouvelles critiques se manifestent dans les quotidiens à grande diffusion. […] On juge qu’il y a matière à faire mieux en matière de représentativité toponymique. Ces interventions ne suscitent toutefois pas de réactions saillantes dans l’espace public.10 »
Comme le promeut la CTQ, le déroulement de la sélection doit laisser plus de place aux résidents de la ville et le choix doit résulter d’un mécanisme démocratique.11 Ainsi, du 18 novembre au 9 décembre 2006, les Gatinois ont été invités à proposer des noms pour le nouveau boulevard.
Au total, 72 propositions ont été reçues. Le Comité a retenu cinq noms satisfaisant le mieux ses critères : Aimé-Guertin, des Allumettières, Asticou, Jos-Montferrand et Philemon-Wright.
Entre le 20 janvier et le 18 février 2007, tous ont été invités à voter.12 Le 21 février, le Comité a annoncé que l’odonyme « des Allumettières » était le grand gagnant avec 44,8 % de votes.13 Le choix a été officialisé par les élus municipaux une semaine plus tard. Le 3 décembre 2007, le boulevard des Allumettières était enfin ouvert à la circulation.
Le choix d’un toponyme mettant à l’honneur des femmes ouvrières rappelant l’histoire locale semble être le résultat de préoccupations nouvelles.
En plus du soutien populaire, pourquoi le Comité a-t-il retenu « des Allumettières » ? Dans son rapport du 12 janvier 2007, ses critères de sélection ont été clairement présentés. D’abord, conformément à la politique municipale de dénomination toponymique et aux critères établis par le Comité, l’odonyme doit être un symbole de la francophonie, particulièrement dans une région frontalière à l’Ontario.
En plus de représenter l’implication canadienne-française dans le développement local, le nom « allumettières »14 est lui-même porteur de cette visée alors qu’on le préfère aux appellations traditionnelles de « faiseuses d’allumettes », une simple traduction de match-maker. Puis, c’est le souci d’intégrer plus de femmes dans la toponymie gatinoise qui est affirmée puisque moins de 5 % rappellent des femmes, le plus souvent des religieuses.15
Finalement, le choix est justifié par le devoir de mémoire. Ces ouvrières qui ont contribué grâce à leur travail au développement de la région étaient devenues des figures oubliées de l’histoire. Le Comité désirait remédier à cette situation et offrir une chance d’honorer ces travailleuses à leur juste valeur.
Fait intéressant : ce n’est pas une seule femme, mais bien un groupe rassemblant plusieurs centaines de travailleuses qui est choisi. Dans son deuxième rapport du 22 février, le Comité a justifié son choix en évoquant l’importance de commémorer un groupe de personnes et non uniquement des individus.16
En favorisant le rappel d’un groupe d’ouvrières, le Comité mettait de l’avant des valeurs centrées sur la « collaboration » et la « solidarité » au sein de la population.17 Le Comité aurait pourtant bien pu choisir le nom « Donalda Charron », porte-parole pour les travailleuses de l’allumette lors de leur grève de 1924 et figurant parmi les 72 propositions initiales.18
Or, dans son premier rapport, il est affirmé que le nom « des Allumettières » était préférable du fait qu’il « englobe […] la contribution de cette syndicaliste à la vie ouvrière ». Également, toujours dans le même document, le fait d’inclure toutes les ouvrières permet de souligner que « [d]es milliers de familles de la région ont eu des allumettières en leur rang19 », se faisant ainsi plus rassembleur.
Comment les travailleuses sont-elles présentées ?
Un toponyme sert non seulement à commémorer des individus, mais également à véhiculer des valeurs et des idéaux contemporains.20 Le nom donné doit alors éveiller un passage de l’histoire qui permet à la population de s’y intéresser, de s’y attacher, de s’y identifier et ultimement de se l’approprier.
Le cas du boulevard des Allumettières a soulevé l’intérêt du public à la fois pour l’histoire locale, mais aussi pour autre chose que les figures traditionnelles du passé. À l’annonce des cinq odonymes retenus jusqu’à la décision finale, plusieurs Gatinois et organismes se sont prononcés en faveur de ce nom.
On a souligné l’importance d’honorer des femmes, des travailleuses, des figures anonymes, voire d’incontournables actrices de l’histoire régionale. La décision de nommer le boulevard « des Allumettières » obtient une légitimité accrue à la fois politique et publique.
Le choix de l’odonyme « des Allumettières » éveille plusieurs images et souvenirs aux symboliques fortes, représentant à la fois le passé et le présent, justifiant de ce fait l’importance de ces femmes et la nécessité de les voir représentées dans le paysage toponymique gatinois. Or, qui sont les allumettières ? Chacun semble avoir sa propre définition avec certaines caractéristiques qui font relativement consensus.
Ce choix n’a toutefois pas fait l’unanimité. L’historien Pierre-Louis Lapointe parlera du « mythe larmoyant des allumettières21 ». Oswald Parent, député à l’Assemblée nationale, responsable du projet au début des années 1970, déplorera la sélection sans pour autant y donner d’explication22.
De même, certains afficheront aussi un certain mécontentement face aux cinq noms du Comité, les jugeant « ennuyants23 ». Au sujet des Allumettières, l’une des opposantes soulèvera que leur rôle historique n’en est pas moins louable, mais le fait de les honorer par la toponymie n’était pas à propos.
Quoi qu’il en soit, la majorité convient de l’importance de mettre en valeur ce pan de l’histoire locale et d’offrir la reconnaissance due à ces travailleuses, notamment pour leur lutte ouvrière. Par cet évènement, les allumettières en sont venues à incarner le droit non seulement d’être présentes et honorées comme figures historiques importantes, mais aussi d’être reconnues au même titre que leurs collègues masculins à l’usine.
Dans les différents arguments en faveur « des Allumettières », on fait plusieurs mentions des grèves de 1919 et 1924 comme incarnations de revendications pour une meilleure reconnaissance de leurs droits à la fabrique d’allumettes. On observe une admiration devant leur volonté de briser la limite de l’acceptabilité féminine.
Finalement, l’odonyme « des Allumettières » symbolise une forme de rejet des figures traditionnellement commémorées. En effet, la majorité des noms présents au Québec rappelle des figures d’hommes, souvent issus de la classe dominante. Rappelons que « des Allumettières » l’a emporté face à trois figures masculines, Philemon Wright, Jos Montferrand et Aimé Guertin, et au terme autochtone Asticou, signifiant « chaudières ».
Représenter les allumettières : évènements et oublis
Avec le désir de créer une symbolique forte autour du nom « des Allumettières », nous assistons au phénomène de l’héroïsation de l’histoire. Dans le premier rapport du Comité, l’idée est clairement énoncée : « À l’époque où les femmes avaient peu de droits, l’héroïsme de ces ouvrières doit être souligné.24 »
Des travailleuses ordinaires prennent alors des allures de femmes extraordinaires alors qu’elles défient les normes et pressions de la société dont elles font partie. Elles gagnent l’admiration et la reconnaissance de la population25 et se transforment ainsi en des héroïnes du passé et des symboles des aspirations modernes.
Cette héroïsation devient le motif nécessaire pour les défenseurs de l’odonyme. La population cherche à se créer de nouvelles figures auxquelles elle peut s’identifier lorsque les anciennes ne font plus l’affaire.26 Toutefois, cela mènera à une certaine distorsion des faits historiques. Faire primer deux conflits ouvriers, durant en tout quatre mois, sur le reste de l’histoire qui s’étend sur plus d’un siècle présente évidemment une faute notable.
L’omission presque totale du reste de leur expérience est problématique, comme le spécialiste de l’histoire régionale en Outaouais Raymond Ouimet n’a pas manqué de le souligner : « L’histoire des allumettières n’est pas que l’histoire des grévistes de 1924, mais celle aussi des allumettières des années 1870 comme des années 1920 et 1930 qui ont lutté pour se voir reconnaitre [leurs] droits essentiels.27 »
C’est pour ainsi dire, la commémoration des allumettières ne doit pas s’arrêter aux évènements extraordinaires de leur vécu. L’apport de ces travailleurs à l’histoire se trouve tout autant dans leur contribution au développement de la région que de sa classe ouvrière tout au long de l’ère industrielle.
Conclusion
En fin de compte, malgré le débat médiatisé, les rapports de toponymie et l’attribution officielle du nom, peu de connaissances jaillissent réellement sur la réalité quotidienne de ces travailleuses après 2007. Qui sont réellement les allumettières ? Quelle expérience de ces femmes sur trois quarts de siècle reste à être mise en valeur ?
Néanmoins, la visée éducative de la toponymie a déjà permis de les sortir de l’oubli et offre la chance de poursuivre la discussion sur leur vécu et sur l’histoire des femmes en cette ville.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Enjeux de l’univers social de l’Association québécoise pour l’enseignement de l’univers social (AQEUS).