Entrer dans la modernité en Chevrolet?

Jean-Philippe Warren, professeur au dĂ©partement de sociologie et d’anthropologie de l’UniversitĂ© Concordia, pose un regard sur le concept de modernitĂ©, la mĂ©moire et l’interprĂ©tation des pĂ©riodes dĂ©signĂ©es comme Grande Noirceur et RĂ©volution tranquille.

Écrit par Jean-Philippe Warren

Mis en ligne le 17 mai 2019

On m’a présenté à cette conférence comme historien. J’en suis flatté, mais dans les faits, je suis sociologue de formation. Par comparaison avec l’historien, le sociologue a le souci de l’affinement des concepts, alors que la préoccupation de l’historien repose sur la découverte des faits.

Remarquez que des concepts sans les faits ne valent rien ; par ailleurs, les faits sans les concepts ne veulent pas dire grand-chose et peuvent même mener à des aberrations, comme ce chauffeur de taxi qui m’avait dit, pendant mon parcours, voyager régulièrement des intellectuels.

Il me révèlera plus tard qu’il s’agissait de handicapés intellectuels. Comme quoi les mots, mais surtout leur signification, ont leur importance.

Il en est de même du concept de modernité. L’expression « modernité en Chevrolet » ne vient pas de moi, mais de mon directeur de thèse, Gilles Gagné.

Alors que je tentais d’appliquer ce concept de modernitĂ© au QuĂ©bec du dĂ©but des annĂ©es 1960, toutes mes recherches dans les sources aboutissaient Ă  des contradictions telles que mon directeur de thèse s’est alors exclamĂ© : « Le QuĂ©bec doit ĂŞtre la seule sociĂ©tĂ© sur la Terre Ă  ĂŞtre entrĂ©e dans la modernitĂ© en Chevrolet. »

Comment, en effet, pouvait-on dire que la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coise entrait dans la modernitĂ© seulement dans les annĂ©es 1960 alors qu’elle connaissait dĂ©jĂ  la tĂ©lĂ©vision, les journaux, la consommation de masse, l’automobile, la banlieue, les voyages, qu’elle Ă©tait ouverte sur le monde Ă  travers diffĂ©rents mĂ©dias, etc. ? Pour rĂ©pondre Ă  cette question, ma confĂ©rence se divisera en cinq parties :

  • Je vais d’abord vous prĂ©senter trois concepts fondamentaux : « moderne », « modernité » et « modernisation », qui recouvrent des rĂ©alitĂ©s très diffĂ©rentes ;
  • Ă€ l’aide de ces trois concepts, je vais tenter de vĂ©rifier si le QuĂ©bec Ă©tait rĂ©ellement moderne avant 1960 ou s’il a attendu seulement durant les annĂ©es 1960 avant de devenir moderne ;
  • Je vais revenir sur l’expression « RĂ©volution tranquille » et tenter de la lier Ă  l’un des trois concepts dĂ©finis plus haut ;
  • Je vais tenter d’expliciter le concept d’« État-providence » en insistant sur la sĂ©cularisation et l’essor du fĂ©minisme Ă  partir des annĂ©es 1960 ;
  • Enfin, je vais me demander ce que la RĂ©volution tranquille a laissĂ© en hĂ©ritage.

Moderne, modernité, modernisation

Le gros de ma conférence va consister à définir de quoi on parle. Le concept de « modernité » en particulier est polysémique, et si on n’y prête pas attention, on a tendance à amalgamer les trois mots « moderne », « modernité » et « modernisation », qui ont pourtant des sens très différents, et on finit par les confondre.

En cela on a tort ; il est nécessaire de prêter attention à ce qui se cache derrière ces termes. Si on refuse de faire cet effort, on risque de se retrouver avec un salmigondis conceptuel, ce qui est malheureusement la tare de beaucoup de travaux d’historiens.

On finit par avoir cette manie au Québec de chercher de la modernité partout, parce qu’on la définit comme bonne en soi.

C’est pourquoi le travail des historiens quĂ©bĂ©cois a Ă©tĂ© de montrer comment le moderne a amenĂ© la RĂ©volution tranquille. Les historiens qui se disent plus critiques tentent seulement d’identifier des signes avant-coureurs de cette modernitĂ© avant les annĂ©es 1960.

Les travaux d’Yvan Lamonde sont remarquables Ă  cet Ă©gard, dans la mesure oĂą sa recherche est fondĂ©e sur ce qu’il nomme le « prĂ©sent inactualisé », c’est-Ă -dire une modernitĂ© qui cherchait Ă  advenir avant les annĂ©es 1960.

Selon moi, ce faisant, on fait fausse route et on finit par confondre les termes.

1. Le moderne, c’est ce qu’il advient maintenant ; le contemporain ; l’actuel. Le mot provient du latin Â«â€‰modernus », lui-mĂŞme dĂ©rivĂ© de « modus » (mode), d’oĂą l’expression les « temps modernes » ou temps prĂ©sent, donc l’aujourd’hui.

On l’utilise bien avant 1960. Une recherche simple sur l’occurrence « moderne » avant les annĂ©es 60, dans les sources rĂ©cemment numĂ©risĂ©es Ă  la BAnQ, produit de multiples pages de journaux qui contiennent ce mot.

Ainsi, cette page de La Presse du 24 novembre 1923 avec le titre « Chantier moderne dans la région de l’Abitibi ». Et dans le même journal, d’autres images, de 1890 cette fois, avec le titre « les poulaillers modernes arrivent au Québec », parce qu’ils fonctionnent à l’électricité.

Bien entendu ces poulaillers modernes de 1890 ne le sont plus en 2018. Donc le moderne — c’est-à-dire ce qui est « à la mode » — désigne ici quelque chose de ponctuel, de transitoire, d’éphémère.

Autre exemple : cette publicitĂ© du journal Le Devoir de 1910 invitant les gens Ă  venir habiter Ă  MontrĂ©al-Est oĂą « Dans nul autre endroit […] vous ne trouverez de l’air aussi pur qu’à MontrĂ©al-Est. L’air pur, c’est la santé ! La santĂ©, c’est la vie ».

On vante aussi la qualité des placements à faire, le développement d’une avenue qui sera le futur Broadway… Tout cela bien entendu avant l’arrivée des raffineries. Et l’on termine par cette phrase « MONTRÉAL-EST est la ville la plus moderne du Canada… » Que penser alors de Montréal et du Québec ?

Mais la publicitĂ© ou les articles des journaux font plus qu’utiliser le mot « moderne Â» : ils en rĂ©vèlent le sens cachĂ©. Si on fait un nuage de mots autour du concept « moderne », on trouve les mots « confort », « efficacité », « à la fine pointe de la technologie », « à la mode ».

La publicité de Montréal-Est correspond aux concepts de « confort » et d’« à la mode ». Le poulailler, à ceux d’« efficacité » et d’« à la fine pointe de la technologie ».

Par contraste, le concept « traditionnel » a une connotation qui pointe vers l’idĂ©e de « rustique » par rapport Ă  celle de « confort », l’idĂ©e de « moral » par rapport Ă  celle « d’efficacité », l’idĂ©e des « savoirs anciens » par rapport Ă  celle de la « technologie » et, enfin, l’idĂ©e de « traditionnel » par rapport Ă  celle de « à la mode ».

Examinons un intérieur moderne annoncé dans La revue moderne de 1936.

Il est facile d’identifier la maison dite « moderne » par son confort apparent. La « vieille maison Â» est un trope de la littĂ©rature du terroir.

On la retrouve dans Maria Chapdelaine, de Louis Hémon, ou les Rapaillages, de Lionel Groulx ; elle exerce une véritable fascination avant 1960.

Elle traduit l’authenticité du Canadien français fidèle à ses racines. Il peut aller en ville et flirter avec la modernité, comme le décrivent certains romans, mais il revient au terroir, à ses origines.

De cette observation, on peut tirer trois constatations :

Premièrement, il y a encore du « traditionnel Â» dans le « moderne Â» d’autrefois. L’annonce d’une chambre « [d]Ă©diĂ©e Ă  la Gracieuse hĂ´tesse Canadienne » ne convaincra pas nos Ă©lèves du caractère moderne de la photo. Plusieurs sont Ă©galement susceptibles de se questionner sur la prĂ©sence de deux lits simples dans une chambre de parents.

Voilà qui permettra aux élèves de se poser des questions, non pas sur le relativisme culturel, mais sur le relativisme temporel. Ce qui était moderne autrefois ne l’est plus nécessairement aujourd’hui ; bref, le moderne a changé.

Deuxièmement, le concept « moderne » revĂŞt Ă©galement un caractère idĂ©ologique : on peut en effet dĂ©cider d’avoir un style moderne ou traditionnel, de le cĂ©lĂ©brer ou de le dĂ©nigrer. C’est un choix.

Troisièmement, selon notre dĂ©finition du moderne, beaucoup de choses Ă©taient modernes dans le QuĂ©bec d’avant les annĂ©es 1960. On pourrait mĂŞme Ă  la limite parler de plĂ©onasme puisqu’une sociĂ©tĂ© est toujours de son temps. Ă€ ce compte-lĂ , Jean Talon ou Frontenac Ă©taient modernes, c’est-Ă -dire qu’ils Ă©taient de leur Ă©poque.

2. Examinons maintenant le concept de modernité. Les historiens français l’identifient comme une période historique qui se situe à la fin du Moyen Âge (vers 1453) et se termine en 1789. On appelle également cette période les « Temps modernes ». Il s’agit d’une ère historique, comme l’Antiquité et le Moyen Âge.

Si on transpose cette période à l’histoire du Québec, notre période moderne se terminerait… avec la conquête de 1760! La modernité précède en effet la période dite contemporaine.

Cela donne le paradoxe suivant : au lieu d’entrer dans la modernitĂ© en 1960, le QuĂ©bec serait sorti de la modernitĂ© en 1760!

On peut alors poser la question : qu’est-ce qui commence après, si ce n’est pas la modernité ? Cette interrogation est intĂ©ressante parce qu’elle permet de comprendre Ă  quel point le concept de modernitĂ© est un mot-valise dans lequel on met tout et n’importe quoi.

On finit par se satisfaire de ce flou conceptuel au lieu de creuser davantage et d’en arriver à plus de nuances. Si on pose la question de ce qui commence en 1760 si ce n’est pas la modernité, cela force le travail intellectuel et la formulation d’hypothèses nouvelles.

3. Troisième concept : la modernisation. Il ne s’agit pas ici d’une qualitĂ© (« moderne » qu’on peut associer Ă  confortable, efficace, Ă  la fine pointe de la technologie…) ni d’une pĂ©riode historique (les Temps modernes). Il s’agit plutĂ´t d’un processus qui repose sur trois piliers : l’industrialisation, l’urbanisation et le keynĂ©sianisme.

Les économistes et les démographes aiment particulièrement cette définition du concept parce qu’elle permet des analyses quantitatives des phénomènes.

Par exemple, on peut constater la présence de plus de ruraux ou de plus d’urbains selon les époques (ça monte ou ça descend!).

On note Ă©galement une structure progressive : il y en avait moins dans le passĂ©, il y en a plus maintenant. Enfin, le concept de modernisation justifie le progressisme.

On a l’impression qu’il existe un sens de l’histoire. « On n’arrête pas le progrès », dit le proverbe. Cette évolution est considérée comme bonne en soi, inévitable. Sur une échelle quantitative de temps, on peut considérer une société comme en retard ou dans le sens du progrès.

Les progressistes vont être en faveur d’une accélération ou d’un prolongement du processus de modernisation.

Au terme de ce rapide tour d’horizon, j’espère avoir convaincu que les termes « moderne », « modernité » ou « modernisation » embrassent des réalités totalement différentes et qu’il ne faut pas les confondre.

Un Québec moderne avant 1960 ?

Ă€ partir des considĂ©rations prĂ©cĂ©dentes, posons-nous les questions suivantes : avant 1960, pouvons-nous parler :

d’un QuĂ©bec moderne ? Bien sĂ»r que oui ! Certaines gens avaient fait le choix de la « mode Â», mĂŞme si cette idĂ©ologie n’était pas encore hĂ©gĂ©monique.

D’un QuĂ©bec entrĂ© dans l’ère moderne ? Non seulement il y Ă©tait entrĂ©, mais il l’avait traversĂ©e et il l’avait quittĂ©e !

D’un QuĂ©bec modernisé ? VoilĂ  une question diablement intĂ©ressante, essentielle, qui peut faire rĂ©flĂ©chir longuement les Ă©lèves. Pour y rĂ©pondre, il est nĂ©cessaire de s’y pencher Ă  l’aide de nos trois piliers : urbanisation, industrialisation et État-providence.

Au niveau de l’urbanisation, le graphique suivant montre que le Québec était très urbanisé, le point de bascule étant survenu en 1921.

La rĂ©gion de MontrĂ©al compte entre 30 et 40 % de la population totale du QuĂ©bec. De ce cĂ´tĂ©, le QuĂ©bec s’est modernisĂ©. On constate toutefois un dĂ©calage des mentalitĂ©s.

Par exemple, on construit des maisons neuves dans des banlieues avec toutes les commoditĂ©s de l’époque : cuisinières, Ă©lectromĂ©nagers, automobile, tĂ©lĂ©phone… Cependant, le style architectural rappelle les maisons de campagne.

On conserve Ă©galement les balcons, ce qui semble insensĂ© pour notre climat hivernal. Les Ă©missions de tĂ©lĂ©vision les plus populaires sont La famille Plouffe, qui reflète fidèlement la famille canadienne-française des annĂ©es 1950, et Les belles histoires des pays d’en haut sur la vie d’autrefois.

Bref, sous des apparences parfaitement modernisĂ©es, on apporte son village en ville, on garde une vision traditionaliste — on fait du vieux avec du neuf ! — et la conscience de soi reste peu urbanisĂ©e.

On peut dire la mĂŞme chose de l’industrialisation. Certes, le QuĂ©bec s’est industrialisĂ© dès le 19e siècle. Toutefois, les QuĂ©bĂ©cois francophones n’en rĂ©coltent pas les fruits : ils jouent un rĂ´le essentiellement prolĂ©taire, au point oĂą, en 1968, Pierre Vallières publie un brulot, Nègres blancs d’AmĂ©rique, largement dĂ©criĂ© Ă  cette Ă©poque.

On reprochait Ă  Vallières ses exagĂ©rations. Pourtant, un Ă©conomiste aussi rĂ©putĂ© que Pierre Fortin, lors d’une confĂ©rence prononcĂ©e en 2010, dira :

En 1961, la situation Ă©conomique des “Canadiens français du QuĂ©bec” n’était guère diffĂ©rente de celle des Noirs amĂ©ricains. Les hommes noirs complĂ©taient 11 annĂ©es Ă  l’école, les “Canadiens français”, 10 annĂ©es, soit une de moins. Le salaire moyen des hommes noirs amĂ©ricains Ă©quivalait Ă  54 % de celui des hommes blancs amĂ©ricains ; au QuĂ©bec, le salaire moyen des hommes francophones unilingues Ă©quivalait Ă  seulement 52 % de celui des hommes anglophones, bilingues ou unilingues. Lorsque l’écrivain Pierre Vallières nous a appelĂ©s “nègres blancs d’AmĂ©rique” en 1968, on l’a Ă©videmment accusĂ© d’exagĂ©rer. Mais, en fait, il clamait l’exacte vĂ©ritĂ©. La position relative des nĂ´tres n’était pas meilleure que celle des Noirs amĂ©ricains. Il faut, de toute urgence, rĂ©habiliter Vallières. 

Et illustrer son propos par le tableau suivant tirĂ© de sa confĂ©rence :

Voilà un autre paradoxe, celui d’une société développée dans laquelle les Canadiens français vivent un sous-développement économique.

L’infériorité économique des Québécois francophones sera vite remarquée par les immigrants. Ils constateront la dominance d’une élite formée des Anglais et des Écossais.

C’est pourquoi les immigrants vont vouloir que leurs enfants fréquentent l’école anglaise.

Même les Italiens arrivés dans les années 1950 réclameront à leur tour la fréquentation d’écoles anglaises, en dépit du fait que leur langue soit proche du français, qu’ils sont de religion catholique, qu’ils habitent à Saint-Léonard et Saint-Michel près des francophones et qu’ils fréquentent une commission scolaire francophone.

En rĂ©action, les QuĂ©bĂ©cois francophones rĂ©clameront en 1968 des lois linguistiques pour protĂ©ger le français, en prĂ©lude Ă  l’arrivĂ©e de la loi 101.

Le troisième pilier, c’est le keynésianisme. Cette théorie veut que l’État intervienne dans l’économie afin de relancer les cycles commerciaux et financiers pendant les périodes de crise.

Elle avait Ă©tĂ© formulĂ©e notamment pour rĂ©pondre au marasme de l’entre-deux-guerres causĂ© par le krach de 1929. Elle lĂ©gitime la croissance de l’État-providence. Au QuĂ©bec, cette tendance s’est rĂ©ellement amorcĂ©e au dĂ©but des annĂ©es 1960.

En conclusion, on comprend que la modernisation du QuĂ©bec avant les annĂ©es 1960 est trouble et ambigĂĽe.

Les Canadiens français possèdent tous les attributs de la modernité, mais par leur mentalité, ils semblent tourner le dos à la modernisation. Ils sont plus traditionalistes sans être nécessairement traditionnels.

Par exemple, à revenu et à taille de famille égaux, à Montréal durant l’entre-deux-guerres, un Canadien anglais va posséder plus de téléphones et un Canadien français, plus de réfrigérateurs.

Il s’agit d’une question de choix ; les anglophones ont des liens sociaux plus distants et le téléphone les sert bien à cet égard ; au contraire, les francophones ont moins besoin du téléphone parce qu’ils se visitent régulièrement et le réfrigérateur assure que tout le monde sera bien nourri quand on visite la parenté.

Le frigo et le téléphone sont caractéristiques de la modernisation de la société québécoise, mais les choix d’utilisation différents révèlent une mentalité plus traditionaliste chez les Canadiens français.

De même, la société québécoise est développée économiquement avant 1960. Mais les francophones d’avant la Révolution tranquille sont sous-développés à l’intérieur du processus de modernisation ; ils vivent dans des taudis, ils ne vont pas à l’école. Reste à expliquer cette contradiction, ce retard.

Les historiens se querellent autour de deux grandes explications qu’on pourrait rĂ©sumer grossièrement ainsi :

  • Ce n’est pas de notre faute ! C’est plutĂ´t celle des structures Ă©conomiques et politiques.
  • C’est de notre faute ! C’est une question de mentalitĂ©s.

Voyons plus en dĂ©tail :

La première école montre que la guerre de conquête et la prise de contrôle des grandes structures économiques et politiques par les Britanniques se sont faites au détriment des Canadiens français.

Par exemple, entre 1790 et 1820, environ, 98 % des contrats de la Couronne britannique avaient Ă©tĂ© accordĂ©s Ă  des anglophones.

Il en reste très peu pour les autres et ce n’est surement pas ce qui a permis aux francophones d’accumuler de la richesse, au contraire. C’est ce qui aurait entravé notre développement.

La seconde école croit au contraire que nous n’avions pas les bonnes attitudes. Nous avions intériorisé le fait qu’il était préférable pour nous de bâtir des chemins de croix plutôt que des chemins de fer.

La grande coupable, c’est l’Église catholique, qui a joué dans l’historiographie le rôle d’épouvantail en faisant entrer les Canadiens français dans la modernisation, non pas comme capitaines, mais comme rameurs.

On lui impute le retard de l’avènement du keynésianisme au Québec par son contrôle sur l’encadrement social des Canadiens français.

Toutes les institutions — écoles, universités, hôpitaux, organismes qui s’occupent des pauvres et même syndicats, clubs sociaux, mouvements de jeunesse…— semblaient avoir reçu l’estampille « catholique ».

Le sĂ©nateur provincial Thomas Chapais dĂ©clarait : « Un Canadien français qui n’est pas catholique est une anomalie. Un Canadien français qui n’est plus catholique après l’avoir Ă©tĂ© est une monstruositĂ©. » 

Il fallait donc se conformer à la morale et aux règles de l’Église en échange des services qu’elle rendait. Ainsi, l’Église semblait avoir acquis le rôle de l’État dans une société sans état, une sorte d’Église-nation comme on a des États-nations.

La situation était différente chez les anglophones ; ceux-ci n’avaient pas l’impression de vivre une période de grande noirceur. La raison ? Il existait plusieurs sortes d’églises protestantes et elles pouvaient se faire concurrence.

Duplessis et la Grande Noirceur

On m’a interpelé sur l’influence de Duplessis et sur le fait qu’on ait nommé la période où il a été premier ministre de « Grande Noirceur ». Ces questions valent qu’on s’y attarde.

Maurice Duplessis n’était pas traditionnel ; il Ă©tait plutĂ´t traditionaliste, une incarnation de cette contradiction Ă©voquĂ©e plus haut : il Ă©tait pour l’industrialisation et pour l’urbanisation, mais surtout dans les petites villes de 5000 habitants ou plus qui constituent, statistiquement parlant, des agglomĂ©rations urbaines.

Ce qu’il refusait, c’était le keynĂ©sianisme. Dans la conscience de l’époque, on trouve deux systèmes de pensĂ©e : d’abord le libĂ©ralisme, qui prĂ´ne le libre marchĂ©, l’ouverture des frontières, la compĂ©tition accrue et le libre-Ă©change, considĂ©rĂ©s comme facteurs de progrès.

Le parti libéral soutenait ce point de vue. Au contraire, ceux qui refusaient la compétition et souhaitaient l’érection de barrières tarifaires étaient considérés comme des conservateurs. Ils étaient protectionnistes et voulaient davantage de filet social pour protéger les ouvriers contre l’arbitraire des patrons.

En 1936, nous sommes en pleine crise Ă©conomique. Ă€ MontrĂ©al, comme dans toutes les villes de l’AmĂ©rique du Nord, le chĂ´mage frĂ´lait les 30 % et les gouvernements disaient ne pouvoir rien faire. Survient la Deuxième Guerre mondiale et la situation s’inverse : le chĂ´mage se rĂ©sorbe en peu de temps, tous les gouvernements occidentaux amassent des sommes colossales pour maintenir l’effort de guerre.

Le gouvernement fédéral obtient des gouvernements provinciaux la permission de percevoir des impôts et agir dans leur champ de compétence.

Au sortir de la guerre, les gouvernements (qui n’ont plus d’armements à fabriquer) disposent désormais de sommes considérables.

Ils vont développer graduellement des services (comme les allocations familiales qui vont directement aux familles), ce qui leur sert de stratégie électorale pour gagner des élections.

Ils constatent également que le fait de réguler l’économie durant la guerre a eu des effets bénéfiques et ils vont poursuivre l’expérience en espérant les mêmes résultats. Ils se rapprochent du concept d’État-providence.

Maurice Duplessis était moderne. Le problème, c’est qu’il n’avait accepté que deux des piliers de la modernisation en confiant l’encadrement social à l’Église catholique (qu’il subventionnait toutefois de plus en plus). Celle-ci avait toujours exercé un grand ascendant sur les Canadiens français.

L’Église des annĂ©es 1950 n’était pas keynĂ©sienne, non plus. 

Entre 1952 et 1959, les indicateurs montrent qu’elle s’est au contraire crispĂ©e et est devenue extrĂŞmement conservatrice, donc traditionaliste, et qu’elle va casser les mouvements progressistes en son sein : prĂŞtres ouvriers en 1952, art sacrĂ© dans les annĂ©es 1950 — Paul-Émile Borduas va l’apprendre Ă  ses dĂ©pens —, exil de Mgr Charbonneau Ă  Vancouver, rejet de l’égalitĂ© des sexes, etc. Une grogne sourde couve.

Quand survient la Révolution tranquille, on va rétrospectivement considérer l’Église comme ayant été le pire empêchement pour la modernisation du Québec. Ce n’est pas tout à fait faux.

Origine des expressions « Grande Noirceur Â» et « RĂ©volution tranquille »

L’expression « Grande Noirceur » a d’abord été utilisée par les libéraux pour stigmatiser le parti de l’Union nationale vers 1965.

Les libéraux vont proclamer que le régime Duplessis représente tout ce qu’ils ne veulent pas, qu’ils ne veulent plus. Ils vont noircir les actions de l’Union nationale en tant que parti considéré comme de droite.

Ă€ partir des annĂ©es 1970, une nouvelle classe s’installe graduellement au pouvoir, qui transmet, notamment dans les cĂ©geps, le message que ce qu’elle fait est plus juste, plus Ă©galitaire, plus favorable Ă  la libertĂ© personnelle.

Elle sĂ©crète donc sa propre idĂ©ologie et rejette tout ce qui va mal sur le dos du QuĂ©bec d’avant les annĂ©es 1960. Elle va donc Ă©tendre la pĂ©riode de la Grande Noirceur de 1860 Ă  1960.

Par compensation, certains historiens vont, dans les annĂ©es 1980 ou 1990, nuancer et tenter de montrer qu’il y avait de la lumière avant les annĂ©es 1960.

Toutefois, en ne faisant pas les distinctions nécessaires, ces historiens semblent se promener à travers les faits du passé avec des « détecteurs de modernité » alors qu’il faut analyser ces faits comme des phénomènes en soi (c’est-à-dire non pas par rapport à nous) à travers le prisme du relativisme temporel.

Plusieurs ont esquissé des hypothèses sur l’origine de l’expression « Révolution tranquille » au Québec. Or, jusqu’à tout récemment, personne ne s’était rendu compte que c’était là une expression très courante dans la langue anglaise.

On retrouve cette expression dans les journaux anglais pour parler de divers pays (comme le Japon, l’Inde, le Pakistan, la France). Dès que l’on constate un changement important qui aboutit Ă  ce que l’on considère comme de la modernisation, on Ă©voque une « quiet revolution Â».

Aux États-Unis, on annonce même une « quiet revolution » dans le procédé de fabrication d’une bière!

Dans ce contexte, la Révolution tranquille consacre la prise en charge graduelle par l’État provincial des fonctions sociales autrefois réservées à l’Église. Elle consacre l’interventionnisme de l’État ou la montée de l’État-providence.

On passe du Canada clĂ©rical au QuĂ©bec Ă©tatique. RenĂ© LĂ©vesque dira : « l’État est l’un de nous, le meilleur d’entre nous ».

L’affiche annonçant la promesse de la nationalisation de l’électricité est très forte et il vaut la peine de la faire analyser par les élèves.

Le poing symbolise la force de l’État et les éclairs, l’électricité que domine l’État pour nous permettre de devenir « maîtres chez nous ».

Il convient également de s’attarder sur le texte pour montrer qu’il contient un mélange de modernisme (« réservoir d’électricité chez nous », « source d’énergie des usines, créatrices d’emplois », « être complètement propriétaires », « gérer ») et de traditionalisme (« éclairer nos foyers et nos fermes », « nous donner la clé du royaume », allusion au royaume de Dieu).

La clĂ© elle-mĂŞme vaut la peine d’être analysĂ©e : l’éclair, la fleur de lys et la lettre E pour Ă©lectricitĂ© afin d’ouvrir la serrure.

État-providence, sécularisation et essor du féminisme

L’interventionnisme étatique va provoquer une croissance fulgurante de l’État, comme l’illustre ce graphique.

Il se crĂ©e de nombreux ministères et organismes Ă©tatiques. L’État reprĂ©sente bientĂ´t 40 % du PIB.

Graduellement, on remplace les religieux par des laïcs et, au lieu d’une fonction publique qui change selon les résultats électoraux, l’État se dote d’une fonction publique professionnelle.

Bref, on dit à la blague passer du « col romain » (signe de traditionalisme) au col blanc (signe de modernisme, d’efficacité).

Cette fonction publique engage massivement du personnel et on doit faire appel Ă  des femmes dans des mĂ©tiers considĂ©rĂ©s naturellement comme plus fĂ©minins : infirmières, enseignantes au primaire, secrĂ©taires... Ce sera un des effets collatĂ©raux du keynĂ©sianisme : celui d’encourager le fĂ©minisme, et rĂ©ciproquement.

Le féminisme a connu trois phases. D’abord la vague des suffragettes, qui a abouti à l’obtention du droit de vote pour les femmes au niveau provincial au Québec en 1940.

La deuxième phase, Ă  partir des annĂ©es 1960, consiste Ă  intĂ©grer les femmes au marchĂ© du travail. Cela nourrit le keynĂ©sianisme.

La troisième phase, dans les annĂ©es 1980, intègre les questions identitaires.

Aujourd’hui, chez les femmes de 25 à 45 ans, le Québec a un taux d’emploi comparable aux pays scandinaves, nettement plus élevé qu’ailleurs en Amérique du Nord.

Les femmes gagnent moins cher, par choix, par éducation ou par discrimination, et elles sont davantage monoparentales. Elles vont par conséquent avoir tendance à consolider l’État-providence, donc à voter désormais plus à gauche que la moyenne des électeurs.

Le QuĂ©bec se comporte diffĂ©remment du reste de l’AmĂ©rique du Nord en ce qui concerne la place de l’État-providence. En effet, Ă  partir des annĂ©es 1980, il souffle un fort courant de retour Ă  l’économie libĂ©rale classique.

Ce néolibéralisme considère l’État comme un frein au développement économique à cause de ses trop nombreuses règles. Au Canada anglais et aux États-Unis, on assiste à des compressions des dépenses de l’État. Ce n’est pas le cas au Québec.

Les dĂ©penses de l’État connaissent un flĂ©chissement vers les annĂ©es 1996-1997, puis un retour avec l’avènement de nouveaux services (assurance-mĂ©dicaments, CPE, etc.).

Aujourd’hui, le QuĂ©bec dĂ©pense plus que la moyenne canadienne. Au Canada anglais, on a longtemps considĂ©rĂ© que le QuĂ©bec, avec une fonction publique qui accaparait 40 % du PIB, constituait une anomalie. On lui prĂ©disait un Ă©chec retentissant qui le confinerait au rang de rĂ©publique de bananes.

Or, aujourd’hui, les indicateurs Ă©conomiques sont presque tous au vert ; le QuĂ©bec compte moins de chĂ´meurs que la moyenne canadienne (et mĂŞme que l’Ontario !), la scolaritĂ© supĂ©rieure (en incluant les cĂ©geps et les universitĂ©s) est plus Ă©levĂ©e qu’en Ontario, les salaires sont meilleurs chez les francophones que chez les anglophones.

L’héritage de la Révolution tranquille

En résumé, à partir de nos mots, « moderne », « modernité », « modernisation », essayons d’analyser l’héritage de la Révolution tranquille.

Entre le moderne et le traditionnel, on assiste maintenant au triomphe du moderne. Aujourd’hui, on veut être constamment à la page, acheter le dernier gadget à la mode ; on participe à plein à la civilisation du jetable.

Du côté de la modernité, l’impact est nul puisqu’il s’agit essentiellement d’une période historique.

Enfin, pour ce qui est la modernisation, la Révolution tranquille a eu un faible impact sur l’urbanisation et l’industrialisation qui étaient amorcées depuis longtemps et constituaient de grandes tendances historiques occidentales au 20e siècle.

Elle a toutefois eu un impact majeur, fondamental même, sur le keynésianisme, car celui-ci a renversé l’ancien ordre social sur lequel reposait la société canadienne-française branchée sur un encadrement clérical.

La Révolution tranquille a bouleversé de fond en comble la conscience de soi de la société canadienne-française à un point tel que celle-ci a changé de nom pour devenir la société québécoise.

C’est ainsi que la RĂ©volution tranquille a Ă©tĂ© associĂ©e Ă  la modernitĂ©, au point oĂą on a pu faire croire que celle-ci avait commencĂ© avec les annĂ©es 1960, comme l’indique la chanson de StĂ©phane Venne : « C’est le dĂ©but d’un temps nouveau, la Terre est Ă  l’annĂ©e zĂ©ro, les hommes font l’amour librement, le bonheur est la seule vertu… »

On se trouve ici face à une formidable dialectique entre « histoire » et « mémoire ».

Du cĂ´tĂ© de l’histoire, la RĂ©volution tranquille est une pĂ©riode complexe qui a besoin de nuances pour ĂŞtre bien interprĂ©tĂ©e, tandis que la mĂ©moire semble, pour les tĂ©moins encore vivants qui l’ont vĂ©cue, marquer l’entrĂ©e du QuĂ©bec dans la modernitĂ©, mĂŞme s’il peut paraitre Ă©trange que ce QuĂ©bec puisse ĂŞtre entrĂ© dans la modernité… en Chevrolet !

Jean-Philippe Warren est professeur au DĂ©partement de sociologie et d’anthropologie de l’UniversitĂ© Concordia.

Cet article rĂ©sume la confĂ©rence de Jean-Philippe Warren donnĂ©e le 2 fĂ©vrier 2018 dans le cadre des confĂ©rences du RECITUS au musĂ©e McCord devant des enseignants des Commissions scolaires de MontrĂ©al, de la Pointe-de-l’ĂŽle, Marguerite-Bourgeoys et de la Seigneurie-des-Mille-ĂŽles. Les questions Ă©manant de la salle sont intĂ©grĂ©es dans l’article. Vous pouvez aussi visionner la confĂ©rence sur la chaine YouTube du RECITUS. Transcription : Jacques Robitaille.

Cet article est paru Ă  l’origine dans la revue Enjeux de l’univers social, volume 14, numĂ©ro 3, automne - hiver 2018, pages 24 Ă  29. La revue est publiĂ©e par l’Association quĂ©bĂ©coise pour l’enseignement en univers social (AQEUS).

L’association quĂ©bĂ©coise pour l’enseignement en univers social est une association qui regroupe au sein du mĂŞme regroupement autant ceux qui enseignent en univers social (primaire), qu’en histoire, en gĂ©ographie, en monde contemporain et en Ă©ducation financière (secondaire). Elle regroupe autant des enseignants que des conseillers pĂ©dagogiques, des enseignants du collĂ©gial, des didacticiens universitaires, des retraitĂ©s et des Ă©tudiants universitaires. Elle rĂ©pond ainsi au vĹ“u d’un grand nombre d’enseignants de retrouver sous la mĂŞme enseigne les disciplines et les programmes de l’univers social.

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