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La phrase histoire : une stratégie de contextualisation des sources historiques
Au Québec, il faut attendre l’introduction des documents dans les épreuves ministérielles à compter des années 1990 (Warren, 2013) pour que leur analyse fasse l’objet d’un enseignement plus systématique en classe d’histoire. Il est aujourd’hui convenu que, tant en situation d’apprentissage qu’en situation d’évaluation, les élèves doivent user de stratégies de lecture et d’analyse documentaire dans le développement et la mise en œuvre de leurs compétences.
Or, la lecture en classe d’histoire présente de nombreux défis. Qu’il s’agisse de documents de sources primaires ou secondaires, les élèves se heurtent fréquemment à des difficultés conceptuelles (Miller, 1987 dans Cartier, 2007 ; Rouxel, 1996).
Les documents de source secondaire, qui consistent essentiellement en classe en des textes de manuels ou des extraits de synthèses historiques (Martineau, 2010), sont parmi les textes écrits les plus difficiles à lire pour les élèves (Laparra, 1991), notamment en raison des défis qui relèvent de l’énonciation (Blaser, 2007 ; Moniot, 1993) et de leur nécessaire concision.
Les élèves lisent par ailleurs fréquemment sans intention précise, sinon celle donnée par la consigne, la question posée à fortiori ; ils sont conséquemment contraints de décoder indirectement ce qui est attendu d’eux (Astolfi et coll., 1991) et en viennent le plus souvent à dégager des informations anecdotiques dans les documents qui sont soumis à leur analyse (Laparra, 1991 ; Warren, 2013).
Les élèves comprennent mal le rôle de la source historique, particulièrement en contexte d’examen. Les études de Pageau (2016) et de Blouin (2019) montrent bien que les élèves utilisent peu ou pas le dossier documentaire lors de l’épreuve unique, tandis que les recherches de Duquette, Lauzon et St-Gelais (2017) soulignent l’incapacité des élèves à effectuer le transfert didactique nécessaire à l’utilisation des informations inférées pour répondre aux questions.
Ainsi, il semblerait que les stratégies de lecture, et dans une certaine mesure d’écriture, employées lors de l’analyse des sources historiques, telles que la stratégie de 3QPOC, n’offrent pas tous les outils nécessaires aux élèves pour que ces derniers soient en mesure de décoder les sources et de les réinvestir dans un contexte d’apprentissage ou d’évaluation.
Comment faciliter l’analyse des sources écrites tout en favorisant le transfert des informations inférées? À la lumière des résultats de recherche en didactique de l’histoire, il semble que trois solutions peuvent déjà être envisagées afin d’outiller les élèves: la conceptualisation, la problématisation et la contextualisation.
Dans cet article, nous présenterons une stratégie de contextualisation nommée « La phrase histoire » qui a été développée par Sylvain Bilodeau et Daniel Deschênes, tous deux conseillers pédagogiques à la CS des Découvreurs en 2019. Ce texte désire tout d’abord présenter ce qu’est la phrase histoire et expliquer son emploi en classe.
Puis, il sera brièvement question d’une étude menée en classe de 4e secondaire visant à observer le développement des habiletés des élèves à contextualiser les documents à l’aide de la phrase histoire.
La phrase histoire
La phrase histoire consiste en une hypothèse de travail proposée en guise de réponse à l’exigence de contextualisation des documents historiques et à la nécessité de permettre aux élèves d’accéder plus facilement au sens des sources consultées.
Érigées sur les fondements d’une approche interdisciplinaire mariant la didactique de la lecture à la didactique de l’histoire, les composantes de la phrase histoire rencontrent les préoccupations générales qui émanent de la consultation des documents: la production d’une source relève de l’énonciation, ce qui implique un énonciateur, un sujet ou un objet et une action conduite par un ou des acteurs à un moment donné, sur un territoire donné ou en référence à un temps et à un espace donnés.
Les élèves, par la production de la phrase histoire, sont invités à écrire en comblant les composantes énonciatives dans un exercice de construction de sens par leur mise en relation (voir Figure 1).
Si, au premier abord, la phrase histoire parait assez proche des stratégies génériques telles le 3QPOC (qui, quoi, quand, pourquoi, où, comment) ou le LATIC (lieu, acteurs, temps, intention, concepts; Quirion, s.d.), elle s’en démarque pour diverses raisons, la première et non moindre étant la nécessité d’écrire, c’est-à-dire de formuler un énoncé cohérent qui permet la création de sens par la mise en relation des éléments.
De plus, la présence des composantes d’« action » et d’« énonciateur » aide l’élève à mieux cerner l’intention de l’auteur et peut servir de levier à l’enseignante pour évoquer les biais et, du coup, développer la pensée critique de ses élèves.
Mise en place
La phrase histoire est relativement aisée à instaurer en classe, c’est là un de ses grands avantages. Elle s’emploie dès que l’élève est amené à travailler avec des sources historiques. Tout d’abord, il est crucial que l’enseignante précise les différentes composantes de la phrase histoire. Qu’est-ce qu’un énonciateur? Où se situe l’action? Où trouve-t-on les informations dans le texte ou dans l’image?
Lors de son expérimentation en classe, les enseignantes participantes ont favorisé un exercice de modélisation de la phrase histoire. Selon eux elles, à la suite de cette modélisation, la majorité des élèves étaient suffisamment autonomes pour rédiger leurs phrases histoire.
Une fois que les élèves sont au fait des composantes de la phrase histoire, il s’agit de l’employer chaque fois qu’ils travaillent avec des documents. Il importe que les élèves prennent le temps d’écrire la phrase sous le document, car le geste d’écrire permet à la fois à l’enseignante de s’assurer de la bonne compréhension du document et à l’élève d’éviter de devoir relire les documents plusieurs fois lors de la réalisation d’exercices.
L’écrit relève également le niveau de compréhension de l’élève. Une phrase histoire imprécise est peut-être le signe d’une incompréhension chez l’élève.
Si au départ la rédaction des phrases histoire peut prendre du temps, les enseignantes participantes à leur mise à l’essai ont constaté que le temps requis pour leur rédaction diminuait considérablement après quelques semaines. Au bout d’un mois, les élèves parvenaient à rédiger rapidement les phrases histoire, de sorte que leur utilisation ne les pénalisait pas dans un contexte d’examen.
Méthodologie
Si la phrase histoire nous semble une stratégie avantageuse pour favoriser la contextualisation des sources historiques, il reste à savoir si elle influence positivement la mise en œuvre des compétences des élèves. Pour y voir plus clair, nous avons réalisé une étude de type Recherche Design en Éducation (RDE) (Class et Schneider, 2013), connue « dans le monde anglo-saxon sous des dénominations diverses dont […] design experiments, design based research et educational design research1 » (p. 6).
Ce type de recherche semblait être le mieux approprié dans la visée de tester une nouvelle stratégie. Nous avons principalement travaillé avec une enseignante de 4e secondaire et ses 4 classes. Tout d’abord, l’enseignante participante a reçu une formation sur la phrase histoire offerte par les conseillers pédagogiques. À la suite de cette formation, l’équipe de recherche a procédé à un prétest en classe.
Le prétest a été réalisé avant que ne soit amorcée l’étude de la première période/réalité sociale en 4e secondaire. Lors du prétest, les élèves ont reçu un dossier documentaire comportant huit documents écrits et iconographiques.
Les documents utilisés se rapportaient tous à un concept dont la construction est attendue par le programme. Les élèves disposaient alors de 20 à 30 minutes pour écrire une phrase pour chaque document d’après la consigne suivante : Lisez chaque document, puis écrivez une phrase qui en reprend les éléments essentiels. La Figure 2 présente les concepts et la nature des documents composant les dossiers documentaires remis aux élèves.
Pendant les semaines qui ont suivi le prétest, l’enseignante a intégré les phrases histoire dans son enseignement. Elle a tout d’abord modélisé la stratégie pour ensuite y consacrer une période pour que les élèves puissent s’exercer. Afin de les aider, elle leur a remis le modèle de la phrase histoire retrouvé à la Figure 1. Puis, chaque semaine, les élèves utilisaient la phrase histoire de manière systématique dès qu’ils abordaient un document historique en classe.
Après quatre semaines d’intégration, l’équipe de recherche a procédé à un posttest afin de voir si les élèves étaient mieux à même de cibler les éléments essentiels des documents historiques. Ainsi, lors de la visite des chercheurs, les élèves ont reçu un dossier documentaire comportant huit documents de même type et de même nature que ceux du prétest. Il ne s’agissait cependant pas des mêmes documents.
Les élèves disposaient de 20 minutes pour écrire une phrase pour chaque document d’après la même consigne que celle du prétest, sans allusion directe, donc, à la phrase histoire.
Une fois le posttest complété, l’équipe de recherche a analysé les phrases produites par les élèves à l’aide du logiciel NVivo. L’analyse s’est faite à partir des composantes de la phrase histoire, c’est-à-dire l’énonciateur, l’action, le sujet, le temps et l’espace. Une synthèse des résultats obtenus est présentée ici.
Les articles de Shavelson, Phillips, Towne et Feuer (2003) et de The Design-Based Research Collective (2002) présentent les origines et les tenants et aboutissants de l’approche.
Résultats du prétest et du posttest
Le sujet
Lorsqu’il est question du sujet de la phrase histoire, que ce soit pour le prétest ou le posttest, les élèves ont tendance à recopier le titre du document lorsque le sujet y est clairement explicité. Par exemple, le titre du document 6 est « Acte pour mettre à part certaines étendues de terre pour l’usage de certaines tribus de sauvages dans le Bas-Canada ».
Le nuage de mots qui comptabilise les réponses les plus fréquentes des élèves contient chaque mot du titre du document (Figure 3), illustrant leur prédominance dans les réponses fournies.
À l’inverse, lorsque le titre ne donne pas d’indice sur le sujet du document, les élèves ont tenté de contextualiser dans leurs propres mots. Par exemple, le titre du document 5 du prétest ne permettait pas d’identifier le sujet du document. Or, selon le nuage de mots, il est possible de constater que la majorité des élèves sont en mesure d’identifier l’idée générale véhiculée dans le document, soit l’instabilité politique au Canada vers le milieu du XIXe siècle (Figure 4).
Le titre du document qui peut paraître anodin semble favoriser soit la réflexion ou encore les techniques de recopiage. Il faut toutefois noter que lorsque le titre n’est pas explicite, les élèves sont tout de même en mesure de dégager les informations importantes, et ce, dès le prétest.
Le temps et l’espace
Lors du prétest, le temps et l’espace sont présents uniquement lorsqu’ils sont explicitement mentionnés dans les documents. Si ces informations sont absentes, les élèves ne les inscrivent pas, et ce, peu importe s’il s’agit d’un document texte ou d’un document iconographique.
Dans les réponses du posttest, le temps et l’espace sont mentionnés systématiquement, même lorsque ces derniers ne sont pas explicitement mentionnés dans les documents. Les résultats montrent aussi que lors du posttest la majorité des élèves sont en mesure de contextualiser correctement un document dans l’espace et dans le temps, peu importe le type de document.
Comparativement, lors du prétest, lorsqu’il était question de documents iconographiques, même si le temps et l’espace étaient mentionnés dans la légende, les élèves ne nommaient pas cette information.
Ceci laisse penser que situer dans le temps et dans l’espace ne va pas de soi pour les élèves ou encore que cette information ne leur apparait pas comme étant essentielle à la compréhension des documents.
L’énonciateur
L’énonciateur n’est jamais mentionné dans les réponses du prétest. Il est d’ailleurs absent des nuages de mots pour l’ensemble des documents. Lors du posttest, il est mentionné dans la majorité des réponses, mais les élèves ont encore de la difficulté à l’identifier correctement. En effet, les réponses analysées ne sont pas précises.
Par exemple, pour le document 2 du posttest qui représente une photo de la banque d’Hochelaga prise en 1922 à Montréal, le mot « image » est le terme le plus fréquemment utilisé pour nommer l’énonciateur. Or, les termes « document », « texte » et « image » sont trop flous pour considérer que les élèves maitrisent cette composante de la phrase histoire.
Les élèves qui maitrisent mieux cette composante proposent des réponses plus précises en indiquant si le document est un article de journal, une lettre, une photographie d’époque, ou en nommant son auteur et sa fonction (journaliste, historien, etc.).
Tout comme l’a évoqué Blaser (2007), il semble qu’un travail important soit nécessaire afin d’aider les élèves à réfléchir à la nature de l’énonciateur et à son importance. Cette compréhension nous apparait comme cruciale si on désire que les élèves réfléchissent aux intentions des auteurs et à la fonction du document, deux éléments essentiels à leur contextualisation.
L’intention
L’intention est rarement mentionnée dans les réponses du prétest, alors qu’elle se retrouve dans la majorité des réponses du posttest. Toutefois, comme pour l’énonciateur, les élèves éprouvent des difficultés à utiliser le bon verbe pour présenter l’intention de l’énonciateur. En observant les nuages de mots des documents écrits 5 et 6 du posttest, le mot « parle » est le verbe le plus souvent utilisé pour désigner l’intention de l’auteur ou du document.
Dans une moindre mesure, on trouve aussi le terme « explique », qui se rapproche de l’intention de ces deux documents écrits. Or, ces termes ne reflètent pas exactement l’intention des auteurs. Le fait que les documents fournis n’avaient pas pour but premier d’être utilisés dans un contexte pédagogique échappe bien souvent aux élèves.
Est-ce que la phrase histoire aide les élèves à contextualiser les documents?
Lorsque les résultats du prétest et du posttest sont comparés, il est possible d’observer une forme d’évolution. En effet, si les cinq composantes de la phrase histoire ne sont jamais présentes dans la même réponse lors du prétest, plusieurs élèves les mentionnent tous lors du posttest. Les réponses du posttest sont aussi plus élaborées et comporte moins d’erreurs d’interprétation.
Toutefois, aucun élève n’a été en mesure de produire une phrase dans laquelle les cinq composantes de la phrase histoire étaient exemptes d’erreurs d’interprétation. Les élèves semblent donc connaitre les cinq composantes de la phrase nécessaires pour contextualiser un document, mais ils peinent encore à interpréter les documents correctement. L’énonciateur et l’intention sont les deux composantes les moins bien maitrisées par une majorité d’élèves.
Ces éléments semblent être plus complexes et requièrent un enseignement ciblé de la part de l’enseignante. Reste qu’en l’espace de quatre semaines, les élèves ont fait des progrès considérables quant à leur habileté à contextualiser des documents.
Conclusion
Comme il est possible de le constater, la phrase histoire a rapidement permis aux élèves de mieux contextualiser les documents historiques travaillés en classe. La phrase histoire semble donc être une avenue prometteuse pour aider les élèves à donner du sens aux documents historiques.
Cependant, à cause de la situation sanitaire qui a entrainé avec raison l’annulation de l’épreuve unique d’histoire, il nous a été impossible de vérifier si la phrase histoire facilitait le transfert didactique nécessaire entre la phase de contextualisation et la phase d’utilisation du document pour répondre aux questions associées aux opérations intellectuelles ou aux compétences disciplinaires.
Les résultats obtenus nous rendent optimistes quant à ce possible transfert, qu’il faudra vérifier dès que les conditions nous le permettront. Il s’agit donc d’une histoire à suivre…
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Enjeux de l’univers social de l’Association québécoise pour l’enseignement de l’univers social (AQEUS).