À contre-courant
Bewdley (Ontario), 1904
Je suis en train de faire mon raccommodage du matin quand j’entends frapper à ma porte.
— Madame Hubbard? me demande le messager.
Je hoche la tête, le coeur battant, et je prends le télégramme qu’il me tend. Un télégramme, ici, c’est aussi rare que des dents de poule, et tout aussi inquiétant. La mince feuille de papier tremble dans ma main pendant que j’y lis les quelques mots qui vont changer ma vie :
M. Hubbard est décédé le 18 octobre au Labrador, à l’intérieur des terres.
L’eau glacée remplit notre canot, mouille mes chaussettes de laine et me coupe le souffle. J’écope aussi vite que je peux et je me demande comment moi, Mina Benson Hubbard, enseignante, infirmière et veuve, je me suis retrouvée dans cette aventure à travers la partie la plus lointaine et inexplorée de Terre-Neuve, la péninsule du Labrador.
— Tout va bien, madame Hubbard. Vous pouvez arrêter d’écoper.
La voix de notre guide cri-écossais, George, me parvient de l’arrière de notre canot, et j’apprends que nous avons réussi à franchir les rapides et que je peux me reposer. Je ramasse mon journal de voyage et je continue de dresser ma carte des rives. Tout en dessinant les tourbières et les canaux, les bancs de sable et les falaises, je repense à la naissance de ce voyage. Comme tout ce qui se passait dans mon monde à cette époque, tout a commencé avec mon cher Leonidas Hubbard. Je me rappelle un soir en particulier, où le visage de mon mari brillait de joie à la table du souper.
— Je peux entreprendre mon expédition au Labrador! m’avait-il annoncé d’une voix fière.
— Merveilleux! avais-je dit. Quand est-ce qu’on part?
Après tout, nous avions planifié et réalisé ensemble toutes les expéditions de canotage et de randonnée que nécessitait son travail de journaliste pour un magazine de plein air. Je ne voyais aucune raison de rester à la maison pour notre voyage le plus excitant jusqu’ici. Mais mon Leon n’était pas du même avis.
— C’est un voyage pour les hommes, Mina, dans une terre sans merci! Il y aura des obstacles, la vie sera dure, et on frôlera même la mort! Je ne pourrais pas me le pardonner si jamais il t’arrivait quelque chose.
Qui pouvait se douter à ce moment-là que Leon n’allait pas seulement frôler la mort? Il allait en être la victime… George, qui avait aussi servi de guide pour le voyage de Leon, était venu me rendre visite. Il m’avait raconté la triste histoire de leur expédition, ses larges épaules secouées de sanglots pendant qu’il parlait.
Depuis le début, l’expédition avait été marquée par la malchance. L’équipe de Leon avait raté un tournant important le deuxième jour et s’était non seulement perdue, mais retrouvée en terre inconnue. Les jours étaient devenus des semaines. Les rations avaient diminué, tout comme la force de Leon. Trop faible pour continuer, Leon avait été laissé au camp pendant que ses deux compagnons allaient chercher de l’aide. Un blizzard de dix jours avait retardé leur retour. Quand ses sauveteurs étaient arrivés au camp, Leon était couché dans sa tente et il ne s’était jamais réveillé.
Le rêve de Leon, qui souhaitait traverser la péninsule du Labrador en canot, était maintenant le mien. S’il y avait quelqu’un qui devait mener à bien l’expédition de Hubbard, c’était moi, sa partenaire. J’ai fait le voeu de retourner au Labrador. Et tout de suite, j’ai ramassé les notes de Leon et je me suis mise au travail.
J’ai planifié l’expédition dans ses moindres détails, j’ai pris tous mes bagages en double, j’ai embauché des guides supplémentaires. Comme on dit, il faut apprendre de ses erreurs. Si je voulais vivre, je ne devais pas répéter les erreurs de Leon.
27 juin 1905
Nous commençons notre voyage au poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson situé à la pointe sud de la rivière Naskaupi. Nous espérons parcourir plus de 500 milles en canot et à pied en deux mois seulement pour nous rendre à notre destination finale, la baie d’Ungava, au nord de la péninsule.
Nous n’avons pas beaucoup de temps, mais les journées sont longues sous le soleil du Nord. Il fait clair pendant 20 heures avant le crépuscule, et notre équipe profite de chaque minute pour pagayer, faire des portages, monter et lever notre camp, et — ma dernière tâche, mais non la moindre — mener à bien ma mission personnelle de cartographier ces mystérieuses étendues sauvages.
Comment peut-on cartographier un tel territoire? Ses origines et son histoire sont stupéfiantes. Mes guides affirment qu’il n’y a pas une pierre, une rivière ou une montagne qui ne possède pas son propre esprit. En fait, je tire ma force de l’esprit de cette terre. Quand je me promène en haut des falaises deux fois plus hautes que les arbres tordus par des années de vents forts, je me sens aussi puissante qu’un orignal.
Et puis, quand je m’enfonce dans un sentier étroit à travers la forêt obscure, je me sens minuscule à côté des falaises escarpées et des hautes chutes d’eau, et le moindre bruit me fait sursauter. Je me sens aussi petite qu’une mouche de maison. Ou plutôt qu’une maîtresse de maison… Mes idées et mes opinions étaient souvent rejetées du revers de la main quand j’étais à la maison, comme si j’étais un insecte agaçant, et je me sentais parfois minuscule et méprisée. Si je ne me laisse pas intimider par l’ampleur de mon projet, si je termine réellement mon voyage et que je rentre victorieuse à la maison, aucun homme ne pourra plus jamais me rejeter ainsi.
Pendant des semaines, nous pagayons vers le nord dans des régions inconnues. Je pointe mon sextant vers l’horizon chaque jour pour vérifier notre position. Je cartographie et je photographie notre trajet exceptionnel pour prouver deux choses importantes : premièrement, qu’une « simple femme » peut conquérir le Labrador et deuxièmement, que plus personne ne mourra en tentant de le faire. Tout le monde aura au moins une vraie carte pour trouver son chemin.
Août 1905
Avec l’aide de mes guides compétents, j’ai parcouru des montagnes et des rivières où aucune femme comme moi ne s’était jamais rendue et j’ai vu des choses qu’aucune femme comme moi n’avait jamais vues. Des troupeaux de caribous en migration, tels un tapis ondulant de sabots, de peaux et de panaches qui sonnaient comme du tonnerre en été. Des nomades des temps modernes qui vivaient dans des abris faits de peaux et de fourrures pendant la saison de la cueillette des baies et de la chasse au petit gibier, et qui partaient ensuite s’installer ailleurs.
Les membres de notre équipe ont souffert tout au long des sentiers parcourus, ils ont été trempés en descendant des rapides et ils ont failli devenir fous à cause des mouches noires. Et mon seul chapeau a été mangé par des lemmings.
Un beau matin, nous avons traversé les hauteurs du territoire et pris la rivière. Nous nous sommes d’abord sentis comme des champions de ski, en faisant du slalom en canot entre les rochers. Nous avons ensuite pris de la vitesse comme un toboggan filant sur une pente. Les gorges étroites se sont élargies, les falaises se sont aplaties, et nous nous sommes enfin retrouvés sur un vaste plan d’eau aussi calme qu’une baignoire. La baie d’Ungava! Alléluia!
À bien des moments, pendant ce voyage, j’ai souhaité être un homme. Mais pas maintenant. Je vais profiter pleinement de cet instant en tant que femme. Je suis la première personne de l’extérieur du Labrador à traverser ce territoire en canot, et j’ai des cartes pour le prouver.
Repose-toi bien, mon cher Leon. J’ai trouvé la voie et notre travail est terminé.
Avec des vêtements de laine, de lourdes tentes en toile et des canots de bois, Mina Benson Hubbard et ses guides autochtones ont accompli ce que personne n’avait fait avant eux – ils ont parcouru et cartographié un trajet à travers le nord du Labrador.
Mina travaillait comme infirmière quand elle a épousé un journaliste aventurier appelé Leonidas Hubbard Jr. Pendant le dernier voyage de son mari, à travers le Labrador en canot, son équipe a pagayé dans la mauvaise direction et a manqué de nourriture. À l’arrivée de l’hiver, Leonidas est mort.
En 1905, Mina a décidé d’entreprendre le même voyage. Elle s’est servie d’un instrument appelé « sextant », qui mesure l’angle formé par l’horizon et le soleil, pour suivre la bonne route. Ses guides étaient des spécialistes de la vie en forêt, mais Mina les a aidés en attrapant des truites grises, en réparant de l’équipement brisé et en faisant cuire de la banique sur le feu.
L’expédition de Mina a connu un succès retentissant. Elle a relevé le tracé des rivières Naskaupi (qu’elle épelait « Nascaupee ») et George, une information qui aurait pu sauver la vie de son mari. Sa carte a été utilisée comme carte officielle de la région avant l’arrivée de la photographie aérienne dans les années 1930. En cartographiant son parcours à travers le Labrador, Mina a réalisé le rêve de son mari et est devenue la première Canadienne à créer des cartes détaillées sur papier.
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