Des animaux observateurs
Maple Creek (Saskatchewan)
Janvier 1908
CRRIIIIIICH! Anna adore regarder le train entrer en gare, mais elle n’a jamais pu s’habituer à son terrible grincement. Les mains sur les oreilles, elle se tourne vers son frère.
— Maintenant, on va le savoir pour vrai! crie-t-elle pour tenter de couvrir le bruit du train.
David lève les yeux au ciel. Anna ne le laisse jamais oublier qu’elle a un an de plus que lui.
— Quoi qu’elle dise, on a certainement raison, dit-il au petit garçon debout à côté de lui.
— C’est sûrement un ours, répond Joseph en hochant la tête.
Le vent qui se faufile dans l’avenue Pacific fait monter des larmes aux yeux des enfants pendant qu’ils surveillent le train en espérant que la porte s’ouvrira bientôt pour laisser apparaître la personne qu’ils attendent. Et la voici, venue du lointain Québec!
— Tante Valérie! s’écrient les trois enfants en se précipitant vers la dame de haute taille qui rit avec eux.
Elle détache rapidement son foulard de laine coloré, et l’enroule autour de sa nièce et de ses neveux.
— Je vous tiens! Maintenant, vous allez devoir me faire une tasse de thé quand on arrivera chez vous.
Anna prend la main gantée de sa tante dans sa mitaine.
— Seulement si tu promets de régler la question qu’on t’a posée dans notre lettre.
— Mes petits cocos, pourquoi est-ce que vous n’avez pas demandé à vos parents? s’informe Valérie.
— On leur a demandé! dit David. Ils nous ont donné deux réponses différentes. Ils ont dit que tu le saurais sûrement. Parce que tu habites dans l’est.
Valérie lève la tête en éclatant de rire.
— Je pense que c’était pour vous taquiner. Et ils voulaient peut-être laisser entendre que les gens qui vivent dans ma région croient tout savoir, qu’ils soient ou non professeurs comme moi.
Quand ils tournent à droite, les immeubles bloquent le vent et tout le monde se détend un peu.
— Comment cette discussion a-t-elle commencé, de toute manière? demande la tante des enfants.
— Tu disais dans ta lettre que tu arrivais aujourd’hui, répond Anna, et que tu repartais le…
— Le jour de l’ours! s’exclame le petit Joseph en faisant un grand sourire à David.
— Non! dit Anna. Le jour de la marmotte!
Enfin arrivés chez eux, les enfants s’engouffrent dans leur jolie maison blanche en passant tout près de faire tomber leur mère. Celle-ci serre sa soeur dans ses bras, et les deux femmes pleurent et rient en même temps, heureuses de se revoir.
— Tu es bien brave de venir ici par ce froid, mais c’est merveilleux de t’avoir avec nous pendant tout un mois! s’exclame la mère des enfants.
— En effet! répond Valérie avec un clin d’oeil à sa soeur, tout en enlevant ses bottes et son lourd manteau. D’aujourd’hui jusqu’au…
Les enfants attendent avec impatience qu’elle termine sa phrase.
… au 2 février. Tu sais, le jour où cet animal à fourrure nous dit combien de temps encore l’hiver pourrait durer.
— Oui, mais quel animal à fourrure? grogne David.
— Ils n’ont pas cessé d’en parler depuis des semaines, Val, dit la mère en soupirant. Et même de se disputer, en fait.
— Tout le monde sait que le 2 février, c’est le jour de la marmotte, affirme Anna en se croisant les bras. C’est papa qui le dit. David se croise les bras lui aussi.
— Et maman est d’accord avec Joseph et moi. C’est le jour de l’ours! Je l’ai lu dans le journal! En posant sa bouilloire sur le poêle à bois, leur mère tourne la tête vers sa soeur.
— Alors, qu’est-ce que c’est, Val? Tu as vécu en Ontario et tu es maintenant au Québec, alors tu dois savoir ça! Valérie se laisse tomber sur un fauteuil confortable et regarde les enfants.
— Quand votre lettre est arrivée, j’ai décidé de poser la question à un de mes collègues de l’université. Et finalement… dit-elle en faisant une pause pour ménager son effet.
— Quoi? Quoi? demande Joseph, impatient.
— Vous avez tous raison, dit la tante. Les enfants la regardent, étonnés.
— Il y a très longtemps, les gens attendaient que n’importe quel animal en hibernation montre le bout de son nez, que ce soit un renard, un blaireau ou une marmotte.
David ouvre la bouche pour protester, mais sa tante lève une main pour le faire taire.
— Le 2 février a d’abord été une fête religieuse, poursuit-elle. La Chandeleur, qui marquait la moitié de l’hiver.
Elle jette un coup d’oeil par la fenêtre et regarde les flocons de neige qui commencent à tourbillonner.
— Quand ils sont arrivés au Canada, les gens ont apporté avec eux l’idée d’un animal qui prédisait le temps qu’il ferait. Il y a beaucoup d’ours ici, et ils étaient faciles à voir quand ils commençaient à sortir de leur tanière.
Elle fait un sourire à sa soeur, qui a déposé devant elle une jolie tasse de thé en porcelaine.
David fait une grimace à Anna.
— Tu vois? On avait raison. Le 2 février, au Canada, c’est le jour de l’ours et ça le sera toujours.
— Voilà! ajoute Joseph.
— Les Américains appellent ça le jour de la marmotte, poursuit Valérie en haussant les épaules, et ils semblent en avoir fait toute une affaire. Et ici, au Canada, même si on parlait beaucoup plus autrefois de l’ours en février, la marmotte semble en train de gagner.
Anna regarde les autres avec un sourire très supérieur de grande soeur, en haussant les sourcils, mais elle ne dit rien.
— Est-ce que c’est vrai que tout le monde se rassemble autour du trou d’une marmotte et attend qu’elle en sorte pour annoncer quel temps il fera? demande la mère.
— Tu connais les Américains, répond Valérie avec un sourire moqueur. Ils aiment bien faire les choses en grand. Et après tout, c’est possible de ramasser une marmotte et de la mettre dans une cage. Pas aussi facile à faire avec un ours.
La neige tombe de plus en plus fort, et il n’y a plus personne dehors.
— Tout ce que je sais, c’est qu’il reste encore beaucoup d’hiver, dit Valérie en déposant sa tasse de thé, et il n’y a aucun animal qui pourra changer ça!
Nous avons évidemment inventé les personnages de cette histoire, mais le jour de la Chandeleur et le débat sur le nom à donner au 2 février existent vraiment.
Avant la fin du 19e siècle, les Canadiens comptaient surtout sur l’ours pour « prédire » pendant combien de temps l’hiver durerait encore, selon qu’il voyait ou non son ombre.
Comme le dit la tante Valérie, le 2 février est devenu le jour de la marmotte aux États-Unis vers 1900, et ce nom s’est lentement répandu dans tout le Canada. Certaines personnes n’étaient pas d’accord, puisque l’ours leur semblait plus canadien. Mais dès les années 1930, la marmotte avait à peu près gagné la course.
En 1956, la ville de Wiarton (Ont.) a commencé à tenir une grande célébration en février autour d’une marmotte blanche appelée « Wiarton Willie ».
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