Portia White, cantatrice des Maritimes

Dans les années 1940, la contralto Portia May White est célébrée comme la diva du Canada.

Texte par Governor General's History Awards Winner Sylvia D. Hamilton, la laurĂ©ate du Prix d’histoire du Gouverneur gĂ©nĂ©ral pour les mĂ©dias populaires : Le Prix Pierre-Berton (2019)

Mis en ligne le 5 octobre 2022

Un soir de fĂ©vrier 1968, la chanteuse Judith Lander se trouvait dans son petit appartement de Toronto. Elle a Ă  peine 20 ans et vient de quitter Winnipeg pour s’installer dans la ville reine. Avec ses quelques apparitions Ă  la tĂ©lĂ©vision, sa carrière musicale est en bonne voie. Le tĂ©lĂ©phone sonne. C’est sa professeure, la fameuse contralto canadienne Portia White. Sa voix est inhabituellement rauque, diffĂ©rente de la douce voix enveloppante Ă  laquelle Judith est habituĂ©e. Portia, toujours attentive et bienveillante envers ses Ă©lèves, lui demande comment elle se porte. Elle regrette que Judith ait dĂ©cidĂ© de ne pas poursuivre une carrière Ă  l’opĂ©ra, mais est convaincue qu’elle connaĂ®tra beaucoup de succès dans sa carrière. MĂŞme si elle ne lui enseignera plus, Portia l’exhorte « Ă  prendre ses vitamines. Â»

En lui disant au revoir, Judith lui dit qu’elles se verront bientôt.

Mais ce ne sera pas le cas. Quelques jours après cet appel mĂ©morable, Judith apprend que Portia est très malade. TroublĂ©e par la nouvelle, elle s’installe Ă  son piano et compose une douce mĂ©lodie pour accompagner les paroles que lui inspire la chanteuse. C’est ainsi qu’est nĂ©e « Lady of Ginger Â», une chanson pour Portia White.

The lady of ginger and velvet and honey and light
Breathed a child’s awe into me
The lady of ginger and velvet and honey and light
wore the cloak of dignity….
A raindrop fell on her nest of earth
and nurtured her sparrow song of purity
She rode on the wings of a nightingale
And her colour was liberty
.

[TRADUCTION] (La dame de gingembre, de velours, de miel et de lumière
A suscité chez moi l’admiration d’un enfant
La dame de gingembre, de velours, de miel et de lumière
Était enveloppée de dignité…
Une goutte de pluie est tombée sur son nid
Et lui a donné le voix pure d’un rossignol
Et la couleur de la liberté)

Le lendemain matin, Judith entend un bulletin de nouvelles oĂą elle apprend que Portia est morte dans un hĂ´pital de Toronto Ă  l’âge de 57 ans. L’époque est marquĂ©e par de nombreux bouleversements. En effet, la mort de Portia White survient Ă  peine deux mois après l’assassinat du laurĂ©at du Prix Nobel de la paix, Martin Luther King Jr., Ă  Memphis, au Tennessee, le 4 avril 1968. Moi j’étais une adolescente de Beechville, une communautĂ© noire près de Halifax, qui comptait les jours la sĂ©parant du mois de juin en espĂ©rant obtenir mon diplĂ´me, afin de pouvoir ĂŞtre acceptĂ©e Ă  l’universitĂ©. Lorsque j’ai commencĂ© le secondaire, mon enseignante de 9e annĂ©e m’a conseillĂ© de suivre le programme gĂ©nĂ©ral : « Si tu persĂ©vères jusqu’à la fin, tu pourrais dĂ©crocher un petit emploi. Â»

Ă€ cette Ă©poque, la sociĂ©tĂ© avait peu d’attentes et entretenait des comportements racistes, de manière intentionnelle ou non, envers les nombreux Ă©tudiants noirs de ma gĂ©nĂ©ration et des gĂ©nĂ©rations qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©e, incluant celle de Portia White. Elle a reçu de nombreux hommages dans les annĂ©es 1940, alors que la race, le sexe et la classe sociale dĂ©terminaient ce que les gens pouvaient faire et ce que l’on attendait d’eux, dans une province et un pays marquĂ©s par le legs de l’esclavage (qui restera lĂ©gal dans les colonies de l’AmĂ©rique du Nord britannique jusqu’en 1834) et la discrimination raciale. Mais Portia Ă©tait une rĂŞveuse, elle Ă©tait courageuse. Quelle audace pour une femme noire d’espĂ©rer se produire sur une scène. Ça ne s’était jamais vu… avant Portia White. Un journaliste l’a baptisĂ©e « la nouvelle Ă©toile canadienne de la scène Â». Son histoire est remarquable, mais elle demeure empreinte de tristesse.

Portia, nommĂ©e d’après l’hĂ©roĂŻne de Shakespeare dans le Marchand de Venise, est nĂ©e Ă  Truro, en Nouvelle-Écosse, le samedi 24 juin 1911. Selon un vieil adage, « un enfant nĂ© le samedi mènera une vie de travail acharnĂ© Â». Pour Portia, l’adage s’avère. Elle maĂ®trise la lecture très tĂ´t et apprend Ă  jouer du piano dès l’âge de cinq ans. Avec ses douze frères et sĹ“urs, elle est Ă©levĂ©e Ă  Halifax par son père, nĂ© en Virginie, le rĂ©vĂ©rend William Andrew White, et sa mère, Izie White, de Mill Village, en Nouvelle-Écosse.

Dès le dĂ©but de la Première Guerre mondiale, de nombreux hommes noirs affluent vers les bureaux de recrutement du pays pour se porter volontaires, mais ils sont renvoyĂ©s chez eux. On leur rĂ©pond que la guerre est une « affaire d’hommes blancs Â». Suite aux protestations de plusieurs leaders noirs, dont William White, et Ă  un dĂ©bat Ă  la Chambre des communes, le 2e Bataillon de construction du Corps expĂ©ditionnaire canadien, une unitĂ© sĂ©grĂ©guĂ©e et non combattante composĂ©e de soldats noirs, se rassemble le 5 juillet 1916 Ă  Pictou, en Nouvelle-Écosse. William White, nommĂ© aumĂ´nier, en est le capitaine honoraire et devient l’un des rares officiers noirs du contingent canadien. Il quitte pour la France en 1917, laissant Izie s’occuper des six enfants encore Ă  la maison, dont Helena, la plus vieille, qui n’a que neuf ans.

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À la fin de la guerre, William White officie à l’église baptiste de la rue Cornwallis, à Halifax. (Fondée en 1832, elle sera renommée New Horizons Baptist Church en 2018). Alors que la famille s’agrandit, dans les années 1920, Helena et Portia, née après l’aînée, aide sa mère à s’occuper du ménage et à prendre soin des plus jeunes.

Yvonne, la plus jeune des treize enfants, se souvient de Portia comme d’une jeune femme autoritaire. Chaque matin, Yvonne, âgĂ©e de huit ans, se faisait tresser les cheveux par sa sĹ“ur Portia. Une fois Ă  l’école, Yvonne et ses amies s’amusaient Ă  dĂ©faire ses tresses, mais se dĂ©pĂŞchaient de les refaire avant son retour Ă  la maison. Un jour, elle oublia et revint Ă  la maison dĂ©coiffĂ©e. Mal lui y en prit : Portia lui donna une fessĂ©e inoubliable, ce qui n’était pas inhabituel pour l’époque, mais Yvonne en garda un douloureux souvenir. Après cet Ă©pisode, ses cheveux restèrent tressĂ©s en tout temps. Mais Portia pouvait Ă©galement ĂŞtre espiègle, mentionne Yvonne. Avec sa sĹ“ur Nettie, elle arrosa gĂ©nĂ©reusement de rhum le gâteau aux fruits de sa mère. Maman Izie, qui n’utilisait jamais d’alcool dans ses gâteaux, n’y vit que du feu.

Dans les annĂ©es 1920 et 1930, la musique est toujours prĂ©sente dans leur maison de Belle Aire Terrace, dans un quartier du nord de Halifax. Les passants entendent les pratiques hebdomadaires de la chorale, les leçons de piano des enfants, le quartet de son frère Billy, qui se consacre aux chants religieux, ou la « voix portante de Portia Â», en plein exercice vocal, comme se rappelle son frère Lorne. Izie, une chanteuse et joueuse de mandoline accomplie, apprend Ă  ses enfants Ă  chanter et Ă  jouer du piano dès leur jeune âge, et leur transmet son amour de la musique.

Ă€ l’âge de huit ans, Portia White chante en solo Ă  l’église et au festival de musique de Halifax. Plus vieille, elle deviendra directrice de chĹ“ur. Aleta Williams, amie de la famille et membre de la chorale, se souvient que Portia Ă©tait une directrice rigoureuse qui poussait chacun Ă  bien chanter et Ă  atteindre les notes prĂ©cises qu’elle attendait de ses choristes. « Personne ne m’a jamais demandĂ© de chanter. Je suis nĂ©e en chantant, a un jour expliquĂ© Portia Ă  un animateur de radio. Je crois que si personne ne m’avait adressĂ© la parole au cours de ma vie, le chant aurait Ă©tĂ© mon seul moyen de communiquer. Dans mes rĂŞves, je saluais mon public et dès mon jeune âge, j’aimais parader sur la scène. Â»

Lorsqu’elle termine ses études secondaires, en 1929, ses camarades de classe prédisent qu’avant dix ans, Portia verra son nom en grosses lettres illuminées devant les salles de concert. Mais dans les faits, l’enseignement est l’une des rares professions ouvertes aux femmes noires. Après avoir suivi une formation, Portia enseigne dans des écoles primaires ségréguées — les seules qui lui ouvrent leurs portes — dans des communautés noires près de Halifax. Elle reçoit un salaire de 30 à 35 $ par mois.

Nous sommes dans les années 1930, les temps sont durs. La mort visite fréquemment la famille White. Trois jeunes frères et sœurs meurent entre 1921 et 1939. Après la mort de William White, en 1936, l’argent se fait rare. Izie White prend des logeurs pour joindre les deux bouts et Portia l’aide financièrement, dès qu’elle le peut.

Mais la musique lui tient à cœur. Elle met de côté 3,50 $ par mois pour se payer des leçons de chant au conservatoire de musique de Halifax. Elle s’inscrit au festival de musique de la Nouvelle-Écosse et remporte le concours des mezzo-sopranos en 1935, 1937 et 1938. Après trois victoires, selon le règlement, on lui remet la coupe Helen Campbell Kennedy Silver.

Le tumulte de la Seconde Guerre mondiale fait entrer dans le cercle de Portia White une personne qui changera le cours de sa vie : le chanteur et mĂ©decin Ernesto Vinci. NĂ© Ernst Wreszynski dans une famille juive prussienne en 1898, Vinci immigre au Canada en 1939. Le cĂ©lèbre chef d’orchestre Arturo Toscanini le recommande au conservatoire de musique de Halifax comme chef du dĂ©partement d’art vocal. Il est immĂ©diatement engagĂ© et devient le professeur de chant de Portia et l’un des architectes de sa carrière. Le Halifax Ladies Musical Club paie les leçons de Portia qui a alors atteint l’âge de 28 ans. Vinci, qui voit l’énorme potentiel de Portia, l’incite Ă  passer de mezzo-soprano Ă  contralto, un registre plus rare.

C’est alors qu’entre en scène l’ange gardien de Portia, Edith Read, la directrice d’une Ă©cole privĂ©e pour filles de Toronto, Branksome Hall. De passage Ă  Halifax, elle entend parler de Portia, lui tĂ©lĂ©phone et l’invite Ă  chanter pour elle. Sa prestation la convainc qu’elle doit ĂŞtre entendue au-delĂ  des Maritimes. Grâce Ă  ses relations, elle organise un concert Ă  l’auditorium Eaton de Toronto, la plus grande de concert du Canada. Portia racontera plus tard Ă  un animateur de radio : « Je dois admettre que très peu de chanteurs peuvent se vanter d’un tel exploit après n’avoir donnĂ© que deux ou trois rĂ©citals! Â»

Le soir du vendredi 7 novembre 1941, accompagnĂ©e au piano par sa collègue Haligonian Elaine Burns, Portia, alors âgĂ©e de 30 ans, commence son rĂ©cital par l’hymne Ă  la joie de Beethoven, suivi par des Ĺ“uvres choisies de composeurs tels qu’Elgar, Schubert et Verdi, et termine par des spirituals dont le fameux « Li’l David Play on Your Harp. Â»

Les critiques sont dithyrambiques et dĂ©crivent l’élĂ©gance et le talent de Portia lors de sa performance sur scène. Hector Charlesworth, journaliste du Saturday Night, Ă©crit : [TRADUCTION] « Si l’on considère que Mlle White chante pour la première fois dans une grande salle, devant un vaste public d’étrangers, on ne peut qu’être admiratif devant sa prestance. Ce rĂ©cital est sans aucun doute une Ă©tape cruciale d’une carrière qui s’annonce prometteuse. Son amplitude vocale est remarquable et elle en fait un magnifique usage. Â» Sa tessiture inhabituelle de trois octaves — du la bĂ©mol aigu jusqu’au rĂ© grave – fait tourner les tĂŞtes et elle chante en plusieurs langues. Le concert de Portia est comme une Ă©tincelle d’espoir dans un monde sombre, bouleversĂ© par la Seconde Guerre mondiale.

Après le succès de Portia, la filiale canadienne des Oxford University Press (OUP) saisit l’occasion : sa nouvelle division consacrĂ©e aux concerts Ă  Toronto a besoin d’artistes et Portia signe son premier contrat Ă  ce titre. Elle Ă©crit Ă  la commission scolaire de Halifax pour donner sa dĂ©mission de son poste d’enseignante. Les admirateurs de Portia, emballĂ©s par la carrière formidable qui se dessine devant elle, se demandent si elle pourra atteindre la cĂ©lĂ©britĂ© de la fameuse chanteuse amĂ©ricaine, Marian Anderson, considĂ©rĂ©e par comme l’une des meilleures contraltos au monde. Cette comparaison la suivra pendant toute sa carrière.

MĂŞme si cette division artistique a Ă©tĂ© créée avec de bonnes intentions, l’inexpĂ©rience des OUP dans la gestion d’artistes est malheureusement mise en Ă©vidence seulement deux ans plus tard, en 1943, alors qu’une grande confusion entoure le calendrier des spectacles de Portia, ses cachets et ses dĂ©penses. Elle essaie de rĂ©gler cette avalanche de problèmes, sans succès. « Ils font en sorte qu’il est pratiquement impossible pour moi de les rencontrer, Ă©crit-elle Ă  Vinci, ajoutant que William Clarke, le chef de la division canadienne des OUP est parti pour l’Ouest et qu’il m’est impossible de lui parler. Â»

MĂŞme si l’intelligence musicale et la prestance de Portia rĂ©jouissent les critiques et le public, les journaux Ă©voquent souvent sa race. « Porta White, contralto noire d’origine canadienne Â», titre un journal de New York. Dans Saturday Night, on la dĂ©crit comme « ayant une voix profonde et une peau sombre Â» et comme « la jeune fille noire d’origine canadienne Â». On sous-entend sans doute ainsi que son talent est exceptionnel et inhabituel parce qu’il s’agit d’une femme noire qui chante un rĂ©pertoire classique.

Et c’est ici que rĂ©side le dilemme racial : les gens se prĂ©cipitent pour aller l’entendre, mais elle est encore confrontĂ©e Ă  l’obstacle de sa couleur. L’historienne Hilary Russell, dans un rapport non publiĂ© de la Direction des services historiques de Parcs Canada, Ă©crit qu’on avait rĂ©servĂ© une chambre pour Mlle White dans un hĂ´tel canadien, mais qu’on lui avait interdit de prendre ses repas dans la salle Ă  manger. Elle n’était pas la bienvenue au prestigieux club de Toronto, le Granite Club, qui ferma Ă©galement sa porte Ă  Marian Anderson en raison de sa race. De retour après une tournĂ©e triomphale en AmĂ©rique du Sud et dans les CaraĂŻbes, en 1946, et malgrĂ© des rĂ©servations faites avant son dĂ©part, il ne reste aucune chambre pour elle dans l’hĂ´tel de Miami, mais on trouve tout de mĂŞme une chambre pour son accompagnateur, Gordon Kushner. Il raconte que Portia a fait face Ă  cet affront avec dignitĂ©. Les deux dĂ©cident alors de passer la nuit Ă  l’aĂ©roport pour attendre leur vol du lendemain. Portia White peut tĂ©moigner des paroles sensibles de l’universitaire et activiste amĂ©ricain, W.E.B. Du Bois : [TRADUCTION] « Le problème du 20e siècle est un problème de couleur – de relation entre les races sombres et les races claires d’Asie et d’Afrique, de l’AmĂ©rique et des ĂŽles. Â» Les Ă©vĂ©nements racistes de 2020, en plein 21e siècle, soulignent encore une fois la pertinence de cette dĂ©claration.

En 1943, le public se rue pour voir la tournĂ©e canadienne de Portia, qui se termine, en novembre, par un rappel Ă  l’auditorium Eaton. C’est cette annĂ©e-lĂ  qu’elle Ă©prouve ses premiers problèmes de santĂ© : elle subit une chirurgie de la gorge, une expĂ©rience traumatisante pour une chanteuse. Toujours sous contrat avec les OUP, elle continue de chanter après une brève pĂ©riode de repos – sinon, elle n’aurait pas droit Ă  un sou.

New York lui tend la main. La marraine de Portia, Edith Read, sait que c’est la ville qui fait ou défait une carrière et elle connaît bien ceux qui peuvent lui ouvrir la voie. Son ami, Edward Johnson, né à Guelph, en Ontario, est le directeur général du Metropolitan Opera de New York. Edith organise l’audition de Portia. Même si Johnson aime ce qu’il entend, il dit à Portia qu’elle doit prendre plus d’expérience : retournez chez vous, Mlle White, donnez d’autres concerts et poursuivez votre formation avec Vinci.

En janvier et fĂ©vrier 1944, elle pratique son rĂ©pertoire et donne des concerts – en quelque sorte, des rĂ©pĂ©titions pour son grand lancement Ă  New York. Elle est attirĂ©e vers les Ĺ“uvres qui combinent la poĂ©sie avec la musique, et les spirituals. Le public adore ces « chansons tristes Â» qui deviennent sa signature. Son accompagnateur, Kushner, affirme qu’elle est plus dĂ©tendue lorsqu’elle les chante.

Edith Read loue le prestigieux théâtre d’avant-garde Town Hall pour la soirĂ©e du 13 mars 1944. Les cercles musicaux de New York sont surexcitĂ©s. Lorsque Portia entre sur scène, devant une foule mixte et enthousiaste, incluant quelques Canadiens, elle devient la première femme canadienne Ă  s’y produire. « Une Ă©toile improbable est nĂ©e Â», peut-on lire dans le P.M. Daily de New York, dont le critique, Henry Simon rapporte : [TRADUCTION] « C’est l’une des plus belles voix de contralto que l’on ait entendues Ă  New York depuis Marian Anderson, avec laquelle la comparaison est inĂ©vitable… Elle a une puissance phĂ©nomĂ©nale. Â» La gloire cogne Ă  sa porte, et Ă  partir de ce moment-lĂ , raconte-t-elle Ă  un animateur de radio, « les choses s’emballeront et je serai emportĂ©e par cette immense vague. Â»

En mai 1944, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse et la ville de Halifax prennent une mesure inusitĂ©e et sans prĂ©cĂ©dent : ils crĂ©ent le fonds Portia White pour soutenir la carrière de leur nouvelle vedette. Les allocations tirĂ©es du fond couvrent une partie de ses dĂ©penses. Les officiels remettent Ă  Portia une cape de renard blanc qu’elle portera sur ses Ă©paules lors de ses concerts. Des agents de Columbia Concerts Inc. l’approchent, avec succès. Elle quitte les OUP pour signer un contrat de trois ans avec Columbia, l’une des deux principales agences d’impresarios en AmĂ©rique du Nord. Peu après, elle dĂ©mĂ©nage Ă  New York.

Columbia l’oblige Ă©galement Ă  signer un contrat distinct d’un an avec une agence de relations publiques de New York. Elle verse des honoraires Ă  cette agence et paie elle-mĂŞme pour sa publicitĂ©. Les coĂ»ts de ses cours de chant, essentiels pour amĂ©liorer sa performance, sont Ă©galement payĂ©s Ă  mĂŞme ses revenus.  

Entre avril et juin 1944, Portia donne cinq concerts, dont le plus prestigieux est le concert de la victoire des Nations Unies aux Maple Leaf Gardens à Toronto. En juillet, elle se rend dans plusieurs grandes villes américaines en tant que chanteuse vedette du cinquième festival annuel de musique noire, et chante aux côtés de sommités tels que le compositeur W.C. Handy et le poète Langston Hughes.

Les amateurs de musique du Town Hall applaudissent frĂ©nĂ©tiquement le rappel de Portia lors de son spectacle d’octobre 1944. Les critiques sont Ă©logieuses, mais un journaliste Ă©voque sa voix, parfois inĂ©gale. Portia connaĂ®t bien ses faiblesses et sait qu’elle a encore beaucoup Ă  apprendre. Sa formation musicale a Ă©tĂ© abruptement interrompue après son lancement Ă  l’auditorium Eaton. « MĂŞme aujourd’hui, lorsque j’ai l’occasion d’être Ă  Halifax, j’étudie avec mon professeur – on peut prendre de bien mauvaises habitudes lorsque l’on est en tournĂ©e Â», dit-elle Ă  un journaliste. Au fur et Ă  mesure que le nombre de concerts augmente, ses visites Ă  la maison se font de plus en plus rares. En 1946, accompagnĂ©e par Kushner, elle ravit son public lors d’une tournĂ©e effrĂ©nĂ©e de trois mois dans les CaraĂŻbes et en AmĂ©rique du Sud. Lors d’un concert Ă  Panama, elle est particulièrement touchĂ©e par un groupe de jeunes noirs qui lui remettent une mĂ©daille, qu’ils ont eux-mĂŞmes frappĂ©e en son honneur.

Portia fait couler beaucoup d’encre. Des profils dĂ©taillĂ©s sont publiĂ©s dans Chatelaine, Saturday Night, et Ebony. Les lecteurs apprennent qu’elle aime jouer au tennis, qu’elle fait des mots croisĂ©s, qu’elle s’adonne Ă  la broderie et qu’elle lit les pièces de théâtre de Christopher Marlowe. Et elle adore cuisiner, surtout le saumon de la Nouvelle-Écosse, qu’elle se fait parfois expĂ©dier Ă  Toronto, oĂą elle a habitĂ©, avant et après son passage Ă  New York. Pour masquer son arrivĂ©e tardive sur la scène musicale amĂ©ricaine, les publicitĂ©s de Portia modifient sa date de naissance et la prĂ©sentent comme Ă©tant de huit ans plus jeune qu’elle ne l’est rĂ©ellement. Elle suscite l’intĂ©rĂŞt d’autres artistes Ă©galement : Yousuf Karsh la photographie, Harold Pfeiffer en fait une sculpture de bronze et son portrait, rĂ©alisĂ© par Hedley Rainnie, dĂ©core aujourd’hui l’HĂ´tel du Gouverneur de la Nouvelle-Écosse.

Aujourd’hui, les artistes de la stature de Portia ont des assistants qui les aident Ă  rĂ©gler une foule de dĂ©tails entourant leurs tournĂ©es et leurs prestations. Mais Portia Ă©tait seule pour s’occuper de tout cela. Les agents de Columbia Ă  New York et Toronto contrĂ´laient tout, de ses cachets jusqu’aux endroits oĂą elle allait chanter. Ils faisaient mĂŞme des commentaires sur sa coiffure. Et pourtant, ils ne lui offraient pas le soutien dont elle aurait eu besoin pour rĂ©pondre Ă  leurs attentes. Souvent, Portia s’occupait de ses propres prĂ©paratifs de voyage; elle payait ses robes et les entretenait, et assumait Ă©galement le salaire et les frais de dĂ©placement de son accompagnateur. Elle devait rassembler les critiques de tous ses concerts et les envoyer Ă  la Columbia. « Je n’ai pas rĂ©ussi Ă  rassembler tous les articles, Ă©crit-elle Ă  Vinci en juillet 1944, alors qu’elle est sur la route avec le festival de musique noire. Tout va trop vite, je n’ai pas eu le temps de lire les journaux. Â»

En 1947, ses impresarios commencent Ă  montrer des signes d’incompĂ©tence. Les tournĂ©es et concerts sont rĂ©servĂ©s, pour ĂŞtre ensuite annulĂ©s. « Je n’arrive pas Ă  comprendre pourquoi ils n’arrivent pas Ă  prendre des engagements plus fermes, et ce, malgrĂ© tout le temps dont ils disposent et avec la rĂ©putation que je me suis bâtie Â», Ă©crit-elle Ă  Edith Read.

À la maison, un membre de sa famille tombe malade et son plus jeune frère commence ses études collégiales. Elle veut être présente pour donner un coup de main. Avec ses quelques rares concerts inscrits au calendrier, ses revenus sont limités, et maintenant âgée de 36 ans, elle commence elle-même à éprouver des problèmes de santé. Elle a déjà souffert d’un épisode de pleurésie, une inflammation des poumons, dont elle est depuis guérie. Mais maintenant, elle est atteinte d’un cancer du sein, une maladie dont seule sa famille proche est informée.

C’est le moment de rentrer à la maison – cette fois à Toronto, la ville où elle été pour la première fois exposée au monde de la musique, au-delà de Halifax. Edith Read lui offre un appartement temporaire à Branksome Hall, ainsi qu’un emploi pour enseigner la musique aux jeunes filles.

Le dĂ©mĂ©nagement permet Ă  Portia de passer plus de temps avec ses frères Bill et Jack et leurs familles, qui habitent maintenant Ă  Toronto. « Portia jouait Schubert au piano, quelle merveille, se souvient sa belle-sĹ“ur Vivian. Elle s’intĂ©ressait beaucoup Ă  nos vies et aux enfants, et jouait au bridge avec eux en maugrĂ©ant contre ses cartes lorsqu’elles n’étaient pas Ă  son goĂ»t. Â» La famille est importante pour Portia. « Elle veillait Ă  garder le contact avec tous les membres de la famille… Elle me tĂ©lĂ©phonait le vendredi pour me raconter les nouvelles des autres frères et sĹ“urs Â», explique Jack White.

Dans les années 1950, Portia White ouvre un atelier où elle attire les grands noms de la musique, du théâtre et de la télévision de Toronto. Elle enseigne à des acteurs comme Lorne Greene et Don Francks, aux chanteuses Dinah Christie et Ann-Marie Moss, et à Robert Goulet — des noms bien connus des Canadiens en raison de leurs nombreuses apparitions dans des émissions de la CBC.

En parlant de son don pour l’enseignement, elle a mentionnĂ© Ă  un animateur de radio, en 1964 : [TRADUCTION] « J’ai compris que j’avais un don que je ne pensais pas possĂ©der… Il se trouve que lorsque je communique avec mes Ă©lèves, mon message s’exprime toujours très clairement, ce qui me paraĂ®t assez Ă©trange. Certains d’entre eux me disent que je les hypnotise. Â» Certains de ces Ă©lèves, n’ayant nulle part oĂą aller, passaient parfois NoĂ«l avec elle et la famille de son frère Bill.

« Le secret du chant, explique Portia Ă  l’auteur Frank Morriss, c’est de ne pas arrĂŞter, car il est difficile de revenir après une pause. Â» Elle tentera un retour dans les annĂ©es 1950 et 1960. Elle avait alors trouvĂ© un nouveau professeur pour poursuivre sa formation et donnait quelques concerts. Ron Collier, qui deviendra un peu plus tard une lĂ©gende du jazz Ă  Toronto, organisa un concert mĂ©morable avec elle Ă  la Casa Loma, un manoir de style nĂ©o-gothique au centre-ville, en novembre 1958. « Nous vous prĂ©sentons Mlle Portia White, qui nous chantera des spirituals et des airs folkloriques, accompagnĂ©e de notre guitariste, Ed Bickert Â», annonce Collier Ă  l’animateur de radio Leslie Bell, qui considère ce jumelage peu commun, jusqu’à ce que Portia ajoute : [TRADUCTION] « Nous rĂ©tablissons le lien entre le jazz, tel qu’on le joue aujourd’hui, et les spirituals qui ont donnĂ© naissance au jazz. Â»

Lorsque la reine Elizabeth II inaugure officiellement le Centre des arts de la ConfĂ©dĂ©ration, Ă  Charlottetown, en 1964, Portia White est l’une des artistes invitĂ©es. Elle chante « Bonnie George Campbell Â», un des airs prĂ©fĂ©rĂ©s de la Reine. « Sa MajestĂ© voulait savoir quels pays j’avais visitĂ©s lors de ma carrière et m’a posĂ© des questions sur mon rĂ©pertoire Â», dit-elle au journaliste Dulcie Conrad. Sa dernière prestation en public rend honneur Ă  ses racines baptistes. En effet, elle chante lors de l’assemblĂ©e triennale de la FĂ©dĂ©ration baptiste du Canada, tenue Ă  la First Baptist Church Ă  Ottawa, en 1967. Ă€ cette Ă©poque, Portia a dĂ©jĂ  donnĂ© près de 150 rĂ©citals et concerts, mais Columbia n’a jamais cru bon lui faire enregistrer un disque. Les seuls enregistrements existants ont Ă©tĂ© faits hors scène et n’ont jamais Ă©tĂ© destinĂ©s au grand public. NumĂ©risĂ©s par les Archives nationales Ă  Ottawa, ils ont Ă©tĂ© commercialisĂ©s sur CD par sa famille au dĂ©but des annĂ©es 2000.

NĂ©anmoins, son legs demeure. En 1999, Postes Canada a imprimĂ© un timbre en son honneur dans sa Collection du millĂ©naire. La Commission des lieux et monuments historiques du Canada la nomme personne d’importance historique nationale en 1995 et la Nouvelle-Écosse crĂ©e le Prix Portia White de 25 000 $, remis chaque annĂ©e Ă  un artiste qui s’est dĂ©marquĂ© pour l’excellence de son Ĺ“uvre. De nouvelles gĂ©nĂ©rations la dĂ©couvrent. Des artistes de toutes disciplines bĂ©nĂ©ficient des prix remis par la Nova Scotia Talent Trust, qui se nommait Ă  l’origine la Portia White Trust, et qui existe encore aujourd’hui.

Voici un extrait de la chanson signature de Portia White, « Think on Me Â» :

When I no more behold thee, think on me
When hearts are lightest, when eyes are brightest,
When griefs are slightest, think on me.

 (Lorsque je serai Ă©loignĂ©e de toi, pense Ă  moi
Lorsque les cœurs sont plus légers, lorsque les yeux sont plus clairs,
Lorsque les peines sont plus douces, pense Ă  moi)

Plus d’un siècle après sa naissance, les gens comme moi continuent de penser à elle.

Note de l’autrice : Au cours du dernier siècle, la terminologie a Ă©voluĂ© alors que les Noirs cherchent Ă  se redĂ©finir. Le terme « nègre » ou « negro », qui est aujourd’hui jugĂ© offensant et dĂ©passĂ©, Ă©tait courant dans les annĂ©es 1940 et 1950, lorsque j’Ă©tais jeune. Aujourd’hui, de nombreuses personnes de race noire se qualifient d’Afro-Canadiens ou d’Africains pour rendre honneur Ă  leurs racines et leurs ancĂŞtres.

Cet article est paru dans le numĂ©ro December 2021-January 2022 du magazine Canada’s History.

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