Portia White, cantatrice des Maritimes

Dans les années 1940, la contralto Portia May White est célébrée comme la diva du Canada.

Texte par Governor General's History Awards Winner Sylvia D. Hamilton, la lauréate du Prix d’histoire du Gouverneur général pour les médias populaires : Le Prix Pierre-Berton (2019)

Mis en ligne le 5 octobre 2022

Un soir de février 1968, la chanteuse Judith Lander se trouvait dans son petit appartement de Toronto. Elle a à peine 20 ans et vient de quitter Winnipeg pour s’installer dans la ville reine. Avec ses quelques apparitions à la télévision, sa carrière musicale est en bonne voie. Le téléphone sonne. C’est sa professeure, la fameuse contralto canadienne Portia White. Sa voix est inhabituellement rauque, différente de la douce voix enveloppante à laquelle Judith est habituée. Portia, toujours attentive et bienveillante envers ses élèves, lui demande comment elle se porte. Elle regrette que Judith ait décidé de ne pas poursuivre une carrière à l’opéra, mais est convaincue qu’elle connaîtra beaucoup de succès dans sa carrière. Même si elle ne lui enseignera plus, Portia l’exhorte « à prendre ses vitamines. »

En lui disant au revoir, Judith lui dit qu’elles se verront bientôt.

Mais ce ne sera pas le cas. Quelques jours après cet appel mémorable, Judith apprend que Portia est très malade. Troublée par la nouvelle, elle s’installe à son piano et compose une douce mélodie pour accompagner les paroles que lui inspire la chanteuse. C’est ainsi qu’est née « Lady of Ginger », une chanson pour Portia White.

The lady of ginger and velvet and honey and light
Breathed a child’s awe into me
The lady of ginger and velvet and honey and light
wore the cloak of dignity….
A raindrop fell on her nest of earth
and nurtured her sparrow song of purity
She rode on the wings of a nightingale
And her colour was liberty
.

[TRADUCTION] (La dame de gingembre, de velours, de miel et de lumière
A suscité chez moi l’admiration d’un enfant
La dame de gingembre, de velours, de miel et de lumière
Était enveloppée de dignité…
Une goutte de pluie est tombée sur son nid
Et lui a donné le voix pure d’un rossignol
Et la couleur de la liberté)

Le lendemain matin, Judith entend un bulletin de nouvelles où elle apprend que Portia est morte dans un hôpital de Toronto à l’âge de 57 ans. L’époque est marquée par de nombreux bouleversements. En effet, la mort de Portia White survient à peine deux mois après l’assassinat du lauréat du Prix Nobel de la paix, Martin Luther King Jr., à Memphis, au Tennessee, le 4 avril 1968. Moi j’étais une adolescente de Beechville, une communauté noire près de Halifax, qui comptait les jours la séparant du mois de juin en espérant obtenir mon diplôme, afin de pouvoir être acceptée à l’université. Lorsque j’ai commencé le secondaire, mon enseignante de 9e année m’a conseillé de suivre le programme général : « Si tu persévères jusqu’à la fin, tu pourrais décrocher un petit emploi. »

À cette époque, la société avait peu d’attentes et entretenait des comportements racistes, de manière intentionnelle ou non, envers les nombreux étudiants noirs de ma génération et des générations qui l’ont précédée, incluant celle de Portia White. Elle a reçu de nombreux hommages dans les années 1940, alors que la race, le sexe et la classe sociale déterminaient ce que les gens pouvaient faire et ce que l’on attendait d’eux, dans une province et un pays marqués par le legs de l’esclavage (qui restera légal dans les colonies de l’Amérique du Nord britannique jusqu’en 1834) et la discrimination raciale. Mais Portia était une rêveuse, elle était courageuse. Quelle audace pour une femme noire d’espérer se produire sur une scène. Ça ne s’était jamais vu… avant Portia White. Un journaliste l’a baptisée « la nouvelle étoile canadienne de la scène ». Son histoire est remarquable, mais elle demeure empreinte de tristesse.

Portia, nommée d’après l’héroïne de Shakespeare dans le Marchand de Venise, est née à Truro, en Nouvelle-Écosse, le samedi 24 juin 1911. Selon un vieil adage, « un enfant né le samedi mènera une vie de travail acharné ». Pour Portia, l’adage s’avère. Elle maîtrise la lecture très tôt et apprend à jouer du piano dès l’âge de cinq ans. Avec ses douze frères et sœurs, elle est élevée à Halifax par son père, né en Virginie, le révérend William Andrew White, et sa mère, Izie White, de Mill Village, en Nouvelle-Écosse.

Dès le début de la Première Guerre mondiale, de nombreux hommes noirs affluent vers les bureaux de recrutement du pays pour se porter volontaires, mais ils sont renvoyés chez eux. On leur répond que la guerre est une « affaire d’hommes blancs ». Suite aux protestations de plusieurs leaders noirs, dont William White, et à un débat à la Chambre des communes, le 2e Bataillon de construction du Corps expéditionnaire canadien, une unité ségréguée et non combattante composée de soldats noirs, se rassemble le 5 juillet 1916 à Pictou, en Nouvelle-Écosse. William White, nommé aumônier, en est le capitaine honoraire et devient l’un des rares officiers noirs du contingent canadien. Il quitte pour la France en 1917, laissant Izie s’occuper des six enfants encore à la maison, dont Helena, la plus vieille, qui n’a que neuf ans.

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À la fin de la guerre, William White officie à l’église baptiste de la rue Cornwallis, à Halifax. (Fondée en 1832, elle sera renommée New Horizons Baptist Church en 2018). Alors que la famille s’agrandit, dans les années 1920, Helena et Portia, née après l’aînée, aide sa mère à s’occuper du ménage et à prendre soin des plus jeunes.

Yvonne, la plus jeune des treize enfants, se souvient de Portia comme d’une jeune femme autoritaire. Chaque matin, Yvonne, âgée de huit ans, se faisait tresser les cheveux par sa sœur Portia. Une fois à l’école, Yvonne et ses amies s’amusaient à défaire ses tresses, mais se dépêchaient de les refaire avant son retour à la maison. Un jour, elle oublia et revint à la maison décoiffée. Mal lui y en prit : Portia lui donna une fessée inoubliable, ce qui n’était pas inhabituel pour l’époque, mais Yvonne en garda un douloureux souvenir. Après cet épisode, ses cheveux restèrent tressés en tout temps. Mais Portia pouvait également être espiègle, mentionne Yvonne. Avec sa sœur Nettie, elle arrosa généreusement de rhum le gâteau aux fruits de sa mère. Maman Izie, qui n’utilisait jamais d’alcool dans ses gâteaux, n’y vit que du feu.

Dans les années 1920 et 1930, la musique est toujours présente dans leur maison de Belle Aire Terrace, dans un quartier du nord de Halifax. Les passants entendent les pratiques hebdomadaires de la chorale, les leçons de piano des enfants, le quartet de son frère Billy, qui se consacre aux chants religieux, ou la « voix portante de Portia », en plein exercice vocal, comme se rappelle son frère Lorne. Izie, une chanteuse et joueuse de mandoline accomplie, apprend à ses enfants à chanter et à jouer du piano dès leur jeune âge, et leur transmet son amour de la musique.

À l’âge de huit ans, Portia White chante en solo à l’église et au festival de musique de Halifax. Plus vieille, elle deviendra directrice de chœur. Aleta Williams, amie de la famille et membre de la chorale, se souvient que Portia était une directrice rigoureuse qui poussait chacun à bien chanter et à atteindre les notes précises qu’elle attendait de ses choristes. « Personne ne m’a jamais demandé de chanter. Je suis née en chantant, a un jour expliqué Portia à un animateur de radio. Je crois que si personne ne m’avait adressé la parole au cours de ma vie, le chant aurait été mon seul moyen de communiquer. Dans mes rêves, je saluais mon public et dès mon jeune âge, j’aimais parader sur la scène. »

Lorsqu’elle termine ses études secondaires, en 1929, ses camarades de classe prédisent qu’avant dix ans, Portia verra son nom en grosses lettres illuminées devant les salles de concert. Mais dans les faits, l’enseignement est l’une des rares professions ouvertes aux femmes noires. Après avoir suivi une formation, Portia enseigne dans des écoles primaires ségréguées — les seules qui lui ouvrent leurs portes — dans des communautés noires près de Halifax. Elle reçoit un salaire de 30 à 35 $ par mois.

Nous sommes dans les années 1930, les temps sont durs. La mort visite fréquemment la famille White. Trois jeunes frères et sœurs meurent entre 1921 et 1939. Après la mort de William White, en 1936, l’argent se fait rare. Izie White prend des logeurs pour joindre les deux bouts et Portia l’aide financièrement, dès qu’elle le peut.

Mais la musique lui tient à cœur. Elle met de côté 3,50 $ par mois pour se payer des leçons de chant au conservatoire de musique de Halifax. Elle s’inscrit au festival de musique de la Nouvelle-Écosse et remporte le concours des mezzo-sopranos en 1935, 1937 et 1938. Après trois victoires, selon le règlement, on lui remet la coupe Helen Campbell Kennedy Silver.

Le tumulte de la Seconde Guerre mondiale fait entrer dans le cercle de Portia White une personne qui changera le cours de sa vie : le chanteur et médecin Ernesto Vinci. Né Ernst Wreszynski dans une famille juive prussienne en 1898, Vinci immigre au Canada en 1939. Le célèbre chef d’orchestre Arturo Toscanini le recommande au conservatoire de musique de Halifax comme chef du département d’art vocal. Il est immédiatement engagé et devient le professeur de chant de Portia et l’un des architectes de sa carrière. Le Halifax Ladies Musical Club paie les leçons de Portia qui a alors atteint l’âge de 28 ans. Vinci, qui voit l’énorme potentiel de Portia, l’incite à passer de mezzo-soprano à contralto, un registre plus rare.

C’est alors qu’entre en scène l’ange gardien de Portia, Edith Read, la directrice d’une école privée pour filles de Toronto, Branksome Hall. De passage à Halifax, elle entend parler de Portia, lui téléphone et l’invite à chanter pour elle. Sa prestation la convainc qu’elle doit être entendue au-delà des Maritimes. Grâce à ses relations, elle organise un concert à l’auditorium Eaton de Toronto, la plus grande de concert du Canada. Portia racontera plus tard à un animateur de radio : « Je dois admettre que très peu de chanteurs peuvent se vanter d’un tel exploit après n’avoir donné que deux ou trois récitals! »

Le soir du vendredi 7 novembre 1941, accompagnée au piano par sa collègue Haligonian Elaine Burns, Portia, alors âgée de 30 ans, commence son récital par l’hymne à la joie de Beethoven, suivi par des œuvres choisies de composeurs tels qu’Elgar, Schubert et Verdi, et termine par des spirituals dont le fameux « Li’l David Play on Your Harp. »

Les critiques sont dithyrambiques et décrivent l’élégance et le talent de Portia lors de sa performance sur scène. Hector Charlesworth, journaliste du Saturday Night, écrit : [TRADUCTION] « Si l’on considère que Mlle White chante pour la première fois dans une grande salle, devant un vaste public d’étrangers, on ne peut qu’être admiratif devant sa prestance. Ce récital est sans aucun doute une étape cruciale d’une carrière qui s’annonce prometteuse. Son amplitude vocale est remarquable et elle en fait un magnifique usage. » Sa tessiture inhabituelle de trois octaves — du la bémol aigu jusqu’au ré grave – fait tourner les têtes et elle chante en plusieurs langues. Le concert de Portia est comme une étincelle d’espoir dans un monde sombre, bouleversé par la Seconde Guerre mondiale.

Après le succès de Portia, la filiale canadienne des Oxford University Press (OUP) saisit l’occasion : sa nouvelle division consacrée aux concerts à Toronto a besoin d’artistes et Portia signe son premier contrat à ce titre. Elle écrit à la commission scolaire de Halifax pour donner sa démission de son poste d’enseignante. Les admirateurs de Portia, emballés par la carrière formidable qui se dessine devant elle, se demandent si elle pourra atteindre la célébrité de la fameuse chanteuse américaine, Marian Anderson, considérée par comme l’une des meilleures contraltos au monde. Cette comparaison la suivra pendant toute sa carrière.

Même si cette division artistique a été créée avec de bonnes intentions, l’inexpérience des OUP dans la gestion d’artistes est malheureusement mise en évidence seulement deux ans plus tard, en 1943, alors qu’une grande confusion entoure le calendrier des spectacles de Portia, ses cachets et ses dépenses. Elle essaie de régler cette avalanche de problèmes, sans succès. « Ils font en sorte qu’il est pratiquement impossible pour moi de les rencontrer, écrit-elle à Vinci, ajoutant que William Clarke, le chef de la division canadienne des OUP est parti pour l’Ouest et qu’il m’est impossible de lui parler. »

Même si l’intelligence musicale et la prestance de Portia réjouissent les critiques et le public, les journaux évoquent souvent sa race. « Porta White, contralto noire d’origine canadienne », titre un journal de New York. Dans Saturday Night, on la décrit comme « ayant une voix profonde et une peau sombre » et comme « la jeune fille noire d’origine canadienne ». On sous-entend sans doute ainsi que son talent est exceptionnel et inhabituel parce qu’il s’agit d’une femme noire qui chante un répertoire classique.

Et c’est ici que réside le dilemme racial : les gens se précipitent pour aller l’entendre, mais elle est encore confrontée à l’obstacle de sa couleur. L’historienne Hilary Russell, dans un rapport non publié de la Direction des services historiques de Parcs Canada, écrit qu’on avait réservé une chambre pour Mlle White dans un hôtel canadien, mais qu’on lui avait interdit de prendre ses repas dans la salle à manger. Elle n’était pas la bienvenue au prestigieux club de Toronto, le Granite Club, qui ferma également sa porte à Marian Anderson en raison de sa race. De retour après une tournée triomphale en Amérique du Sud et dans les Caraïbes, en 1946, et malgré des réservations faites avant son départ, il ne reste aucune chambre pour elle dans l’hôtel de Miami, mais on trouve tout de même une chambre pour son accompagnateur, Gordon Kushner. Il raconte que Portia a fait face à cet affront avec dignité. Les deux décident alors de passer la nuit à l’aéroport pour attendre leur vol du lendemain. Portia White peut témoigner des paroles sensibles de l’universitaire et activiste américain, W.E.B. Du Bois : [TRADUCTION] « Le problème du 20e siècle est un problème de couleur – de relation entre les races sombres et les races claires d’Asie et d’Afrique, de l’Amérique et des Îles. » Les événements racistes de 2020, en plein 21e siècle, soulignent encore une fois la pertinence de cette déclaration.

En 1943, le public se rue pour voir la tournée canadienne de Portia, qui se termine, en novembre, par un rappel à l’auditorium Eaton. C’est cette année-là qu’elle éprouve ses premiers problèmes de santé : elle subit une chirurgie de la gorge, une expérience traumatisante pour une chanteuse. Toujours sous contrat avec les OUP, elle continue de chanter après une brève période de repos – sinon, elle n’aurait pas droit à un sou.

New York lui tend la main. La marraine de Portia, Edith Read, sait que c’est la ville qui fait ou défait une carrière et elle connaît bien ceux qui peuvent lui ouvrir la voie. Son ami, Edward Johnson, né à Guelph, en Ontario, est le directeur général du Metropolitan Opera de New York. Edith organise l’audition de Portia. Même si Johnson aime ce qu’il entend, il dit à Portia qu’elle doit prendre plus d’expérience : retournez chez vous, Mlle White, donnez d’autres concerts et poursuivez votre formation avec Vinci.

En janvier et février 1944, elle pratique son répertoire et donne des concerts – en quelque sorte, des répétitions pour son grand lancement à New York. Elle est attirée vers les œuvres qui combinent la poésie avec la musique, et les spirituals. Le public adore ces « chansons tristes » qui deviennent sa signature. Son accompagnateur, Kushner, affirme qu’elle est plus détendue lorsqu’elle les chante.

Edith Read loue le prestigieux théâtre d’avant-garde Town Hall pour la soirée du 13 mars 1944. Les cercles musicaux de New York sont surexcités. Lorsque Portia entre sur scène, devant une foule mixte et enthousiaste, incluant quelques Canadiens, elle devient la première femme canadienne à s’y produire. « Une étoile improbable est née », peut-on lire dans le P.M. Daily de New York, dont le critique, Henry Simon rapporte : [TRADUCTION] « C’est l’une des plus belles voix de contralto que l’on ait entendues à New York depuis Marian Anderson, avec laquelle la comparaison est inévitable… Elle a une puissance phénoménale. » La gloire cogne à sa porte, et à partir de ce moment-là, raconte-t-elle à un animateur de radio, « les choses s’emballeront et je serai emportée par cette immense vague. »

En mai 1944, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse et la ville de Halifax prennent une mesure inusitée et sans précédent : ils créent le fonds Portia White pour soutenir la carrière de leur nouvelle vedette. Les allocations tirées du fond couvrent une partie de ses dépenses. Les officiels remettent à Portia une cape de renard blanc qu’elle portera sur ses épaules lors de ses concerts. Des agents de Columbia Concerts Inc. l’approchent, avec succès. Elle quitte les OUP pour signer un contrat de trois ans avec Columbia, l’une des deux principales agences d’impresarios en Amérique du Nord. Peu après, elle déménage à New York.

Columbia l’oblige également à signer un contrat distinct d’un an avec une agence de relations publiques de New York. Elle verse des honoraires à cette agence et paie elle-même pour sa publicité. Les coûts de ses cours de chant, essentiels pour améliorer sa performance, sont également payés à même ses revenus.  

Entre avril et juin 1944, Portia donne cinq concerts, dont le plus prestigieux est le concert de la victoire des Nations Unies aux Maple Leaf Gardens à Toronto. En juillet, elle se rend dans plusieurs grandes villes américaines en tant que chanteuse vedette du cinquième festival annuel de musique noire, et chante aux côtés de sommités tels que le compositeur W.C. Handy et le poète Langston Hughes.

Les amateurs de musique du Town Hall applaudissent frénétiquement le rappel de Portia lors de son spectacle d’octobre 1944. Les critiques sont élogieuses, mais un journaliste évoque sa voix, parfois inégale. Portia connaît bien ses faiblesses et sait qu’elle a encore beaucoup à apprendre. Sa formation musicale a été abruptement interrompue après son lancement à l’auditorium Eaton. « Même aujourd’hui, lorsque j’ai l’occasion d’être à Halifax, j’étudie avec mon professeur – on peut prendre de bien mauvaises habitudes lorsque l’on est en tournée », dit-elle à un journaliste. Au fur et à mesure que le nombre de concerts augmente, ses visites à la maison se font de plus en plus rares. En 1946, accompagnée par Kushner, elle ravit son public lors d’une tournée effrénée de trois mois dans les Caraïbes et en Amérique du Sud. Lors d’un concert à Panama, elle est particulièrement touchée par un groupe de jeunes noirs qui lui remettent une médaille, qu’ils ont eux-mêmes frappée en son honneur.

Portia fait couler beaucoup d’encre. Des profils détaillés sont publiés dans Chatelaine, Saturday Night, et Ebony. Les lecteurs apprennent qu’elle aime jouer au tennis, qu’elle fait des mots croisés, qu’elle s’adonne à la broderie et qu’elle lit les pièces de théâtre de Christopher Marlowe. Et elle adore cuisiner, surtout le saumon de la Nouvelle-Écosse, qu’elle se fait parfois expédier à Toronto, où elle a habité, avant et après son passage à New York. Pour masquer son arrivée tardive sur la scène musicale américaine, les publicités de Portia modifient sa date de naissance et la présentent comme étant de huit ans plus jeune qu’elle ne l’est réellement. Elle suscite l’intérêt d’autres artistes également : Yousuf Karsh la photographie, Harold Pfeiffer en fait une sculpture de bronze et son portrait, réalisé par Hedley Rainnie, décore aujourd’hui l’Hôtel du Gouverneur de la Nouvelle-Écosse.

Aujourd’hui, les artistes de la stature de Portia ont des assistants qui les aident à régler une foule de détails entourant leurs tournées et leurs prestations. Mais Portia était seule pour s’occuper de tout cela. Les agents de Columbia à New York et Toronto contrôlaient tout, de ses cachets jusqu’aux endroits où elle allait chanter. Ils faisaient même des commentaires sur sa coiffure. Et pourtant, ils ne lui offraient pas le soutien dont elle aurait eu besoin pour répondre à leurs attentes. Souvent, Portia s’occupait de ses propres préparatifs de voyage; elle payait ses robes et les entretenait, et assumait également le salaire et les frais de déplacement de son accompagnateur. Elle devait rassembler les critiques de tous ses concerts et les envoyer à la Columbia. « Je n’ai pas réussi à rassembler tous les articles, écrit-elle à Vinci en juillet 1944, alors qu’elle est sur la route avec le festival de musique noire. Tout va trop vite, je n’ai pas eu le temps de lire les journaux. »

En 1947, ses impresarios commencent à montrer des signes d’incompétence. Les tournées et concerts sont réservés, pour être ensuite annulés. « Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ils n’arrivent pas à prendre des engagements plus fermes, et ce, malgré tout le temps dont ils disposent et avec la réputation que je me suis bâtie », écrit-elle à Edith Read.

À la maison, un membre de sa famille tombe malade et son plus jeune frère commence ses études collégiales. Elle veut être présente pour donner un coup de main. Avec ses quelques rares concerts inscrits au calendrier, ses revenus sont limités, et maintenant âgée de 36 ans, elle commence elle-même à éprouver des problèmes de santé. Elle a déjà souffert d’un épisode de pleurésie, une inflammation des poumons, dont elle est depuis guérie. Mais maintenant, elle est atteinte d’un cancer du sein, une maladie dont seule sa famille proche est informée.

C’est le moment de rentrer à la maison – cette fois à Toronto, la ville où elle été pour la première fois exposée au monde de la musique, au-delà de Halifax. Edith Read lui offre un appartement temporaire à Branksome Hall, ainsi qu’un emploi pour enseigner la musique aux jeunes filles.

Le déménagement permet à Portia de passer plus de temps avec ses frères Bill et Jack et leurs familles, qui habitent maintenant à Toronto. « Portia jouait Schubert au piano, quelle merveille, se souvient sa belle-sœur Vivian. Elle s’intéressait beaucoup à nos vies et aux enfants, et jouait au bridge avec eux en maugréant contre ses cartes lorsqu’elles n’étaient pas à son goût. » La famille est importante pour Portia. « Elle veillait à garder le contact avec tous les membres de la famille… Elle me téléphonait le vendredi pour me raconter les nouvelles des autres frères et sœurs », explique Jack White.

Dans les années 1950, Portia White ouvre un atelier où elle attire les grands noms de la musique, du théâtre et de la télévision de Toronto. Elle enseigne à des acteurs comme Lorne Greene et Don Francks, aux chanteuses Dinah Christie et Ann-Marie Moss, et à Robert Goulet — des noms bien connus des Canadiens en raison de leurs nombreuses apparitions dans des émissions de la CBC.

En parlant de son don pour l’enseignement, elle a mentionné à un animateur de radio, en 1964 : [TRADUCTION] « J’ai compris que j’avais un don que je ne pensais pas posséder… Il se trouve que lorsque je communique avec mes élèves, mon message s’exprime toujours très clairement, ce qui me paraît assez étrange. Certains d’entre eux me disent que je les hypnotise. » Certains de ces élèves, n’ayant nulle part où aller, passaient parfois Noël avec elle et la famille de son frère Bill.

« Le secret du chant, explique Portia à l’auteur Frank Morriss, c’est de ne pas arrêter, car il est difficile de revenir après une pause. » Elle tentera un retour dans les années 1950 et 1960. Elle avait alors trouvé un nouveau professeur pour poursuivre sa formation et donnait quelques concerts. Ron Collier, qui deviendra un peu plus tard une légende du jazz à Toronto, organisa un concert mémorable avec elle à la Casa Loma, un manoir de style néo-gothique au centre-ville, en novembre 1958. « Nous vous présentons Mlle Portia White, qui nous chantera des spirituals et des airs folkloriques, accompagnée de notre guitariste, Ed Bickert », annonce Collier à l’animateur de radio Leslie Bell, qui considère ce jumelage peu commun, jusqu’à ce que Portia ajoute : [TRADUCTION] « Nous rétablissons le lien entre le jazz, tel qu’on le joue aujourd’hui, et les spirituals qui ont donné naissance au jazz. »

Lorsque la reine Elizabeth II inaugure officiellement le Centre des arts de la Confédération, à Charlottetown, en 1964, Portia White est l’une des artistes invitées. Elle chante « Bonnie George Campbell », un des airs préférés de la Reine. « Sa Majesté voulait savoir quels pays j’avais visités lors de ma carrière et m’a posé des questions sur mon répertoire », dit-elle au journaliste Dulcie Conrad. Sa dernière prestation en public rend honneur à ses racines baptistes. En effet, elle chante lors de l’assemblée triennale de la Fédération baptiste du Canada, tenue à la First Baptist Church à Ottawa, en 1967. À cette époque, Portia a déjà donné près de 150 récitals et concerts, mais Columbia n’a jamais cru bon lui faire enregistrer un disque. Les seuls enregistrements existants ont été faits hors scène et n’ont jamais été destinés au grand public. Numérisés par les Archives nationales à Ottawa, ils ont été commercialisés sur CD par sa famille au début des années 2000.

Néanmoins, son legs demeure. En 1999, Postes Canada a imprimé un timbre en son honneur dans sa Collection du millénaire. La Commission des lieux et monuments historiques du Canada la nomme personne d’importance historique nationale en 1995 et la Nouvelle-Écosse crée le Prix Portia White de 25 000 $, remis chaque année à un artiste qui s’est démarqué pour l’excellence de son œuvre. De nouvelles générations la découvrent. Des artistes de toutes disciplines bénéficient des prix remis par la Nova Scotia Talent Trust, qui se nommait à l’origine la Portia White Trust, et qui existe encore aujourd’hui.

Voici un extrait de la chanson signature de Portia White, « Think on Me » :

When I no more behold thee, think on me
When hearts are lightest, when eyes are brightest,
When griefs are slightest, think on me.

 (Lorsque je serai éloignée de toi, pense à moi
Lorsque les cœurs sont plus légers, lorsque les yeux sont plus clairs,
Lorsque les peines sont plus douces, pense à moi)

Plus d’un siècle après sa naissance, les gens comme moi continuent de penser à elle.

Note de l’autrice : Au cours du dernier siècle, la terminologie a évolué alors que les Noirs cherchent à se redéfinir. Le terme « nègre » ou « negro », qui est aujourd’hui jugé offensant et dépassé, était courant dans les années 1940 et 1950, lorsque j’étais jeune. Aujourd’hui, de nombreuses personnes de race noire se qualifient d’Afro-Canadiens ou d’Africains pour rendre honneur à leurs racines et leurs ancêtres.

Cet article est paru dans le numéro December 2021-January 2022 du magazine Canada’s History.

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