L’histoire du Canada comme vous ne l’avez jamais vue!
Ce que « nous » veut dire : De qui le programme d’histoire du Québec est-il l’histoire ?
L’école a souvent servi à ce que la population ou une partie de celle-ci puisse s’identifier à un pays et se voir comme un tout (une « communauté »), en raison de caractéristiques et de champs d’intérêt que partageraient les individus visés et qui les différencieraient d’autres populations.
D’ailleurs, le verbe « s’identifier à » a pour sens premier de se considérer comme identique, constituant une seule et même entité, un « nous » indifférencié pour l’essentiel, indivisible, immuable — quoique ce dont se compose le « nous » (ou, à l’inverse, l’« Autre ») varie aussi bien dans le temps que dans l’espace et que sa définition constitue un enjeu politique et social.
Au Québec, le curriculum d’histoire obligatoire en troisième et quatrième années du secondaire a-t-il ou doit-il avoir ce but et, le cas échéant, quelles identités les prescriptions officielles, les manuels, les enseignements ou les évaluations promeuvent-ils réellement et devraient-ils favoriser ? Ces questions étaient au centre de vives polémiques en 2006, opposant différentes définitions de ce « nous » ; elles ont aussi suscité moult recherches (par exemple : Boutonnet, 2013 ; Brunet, 2016 ; Demers, 2011 ; Déry, 2018 ; Lanoix, 2019 ; Lévesque, 2018 ; Moisan, 2011).
De 2012 à 2016, de tels débats sur le cours d’histoire nationale au Québec ont soulevé à nouveau des passions rivales, avant l’actuelle accalmie. Bien que d’une moindre envergure médiatique qu’en 2006, en gros, ils posaient la même série de questions.
Cet article s’intéresse en particulier à trois de ces questions abordées dans ces débats : les discours médiatiques de cette époque soutenaient-ils les mêmes identités nationales qu’en 2006 ? Que disaient-ils à propos des Premières Nations ? Les diverses positions qu’ils énonçaient se reflètent-elles dans le programme d’études implanté en 2017 ? Nous comptons apporter des éléments de réponses à ces questions en analysant le contenu de deux types de documents textuels : médiatiques et officiels.
La première partie de cet article rappelle brièvement deux des types de discours les plus entendus en 2006 sur les identités nationales et les rapports qu’ils entretenaient avec les programmes d’histoire du Québec et du Canada de 1982 et de 2007. La deuxième partie rend compte du traitement des vocables « nation québécoise » et « nous » dans les articles publiés de 2012 à 2016 par les quotidiens québécois à propos du programme. La troisième analyse le programme d’études de 2017 (révisé en 2018). La quatrième et dernière partie soumet à la discussion les résultats présentés et leurs retombées1.
Les deux types de discours sur l’identité en 2006
La controverse de 2006 — sur la réforme de l’enseignement de l’histoire du Québec qui se préparait et qui a donné lieu au programme d’études adopté en 2007 — portait entre autres sur la crainte de voir le concept de nation expulsé de l’histoire à enseigner et d’affecter la définition de l’identité québécoise.
Cela nous a incités à analyser les discours sur l’enseignement de l’histoire du Québec publiés à l’époque en français dans les quotidiens canadiens qui ont la plus grande circulation au Québec pour savoir ce que recouvrait le concept de « nous » auquel se référaient les principaux auteurs d’articles d’opinion.
Nous avons pu ranger la plupart des discours en deux grandes catégories qui attribuaient des significations différentes au terme « nous » (Éthier et Lefrançois, 2011) : un courant traditionnel (comme celui de Charles-Philippe Courtois), plus proche du nationalisme de survivance ou du clériconationalisme, mettant l’accent sur l’exceptionnalité de l’histoire du Québec, et un courant inter- ou multiculturel (comme celui de Gérard Bouchard ou Jocelyn Létourneau), soulignant la normalité de l’histoire du Québec (c’est-à-dire que l’histoire du Québec a été travaillée par des mouvements semblables à ceux qu’on trouve à l’œuvre ailleurs, comme la modernité, par exemple).
Certes, ce classement est réducteur, mais il rend compte de tendances fortes, par rapport à nos indicateurs. Le « nous » du courant traditionnel désignait en général les seuls descendants des colons français établis dans la vallée du Saint-Laurent entre 1617 et 1759. Le « nous » du courant inter- ou multiculturel incluait tous les habitants actuels de la province, avant ou après leur installation ou celle de leurs ancêtres aux 17e et 18e siècles.
Nous avons alors comparé les contenus des deux programmes d’études — celui de 1982 en vigueur au moment de la controverse et son éventuel remplaçant de 2007 — pour vérifier s’ils correspondaient aux attentes de l’un ou de l’autre de ces courants.
Les résultats de cette collation ont montré que ces deux programmes rompaient avec le clériconationalisme et véhiculaient un nationalisme interculturel. Celui-ci était centré sur une identité territoriale et institutionnelle, même si les auteurs des manuels définissaient les acteurs du récit avant tout dans leurs rapports (d’adjuvants, d’opposants et d’autres figures du schéma actanciel) avec la création de la nation territoriale.
Cela a fait en sorte que les membres des Premières Nations, par exemple, ont à peu près disparu des textes après le 17e siècle (Demers, Lefrançois et Éthier, 2016 ; Éthier, Cardin et Lefrançois, 2014 ; Lefrançois, Éthier et Demers, 2011, 2014).
L’identité québécoise se dégageant des débats publics (2012-2016)
En 2012, peu de temps après son arrivée au pouvoir, le Parti québécois annonçait son intention de revoir le programme d’études de l’histoire nationale au deuxième cycle du secondaire, car, selon Marie Malavoy, la ministre québécoise de l’Éducation d’alors (Mathieu, 2012), celui de 2007 « noy[ait] le poisson de la souveraineté » et s’intéressait à des thèmes « moins en lien avec notre propre identité ».
En 2013, la ministre instituait un comité de consultation sur l’enseignement de l’histoire dont les audiences ont eu lieu à la fin de l’année, puis notifiait en mars 2014 qu’un nouveau programme d’histoire du Québec et du Canada serait élaboré en conformité avec les recommandations que ce comité avait tout juste déposées.
Celui-ci a vu le jour en 2016 sous les auspices du Parti libéral de retour au pouvoir. Il a été adopté et mis en œuvre en troisième et quatrième années du secondaire en 2017, mais quelques modifications mineures lui ont été apportées à l’été 2018, à la suite d’une dénonciation du peu d’espace ménagé aux peuples autochtones.
En effet, après la publication du rapport de la Commission de vérité et réconciliation, il devenait impossible d’ignorer la spoliation et les violences perpétrées à l’encontre des membres des Premières Nations, y compris les pensionnats « indiens » qui ont sévi jusqu’à tout récemment à travers le Canada.
Du reste, la plupart des articles d’opinion parus dans les quotidiens sur ce programme, entre le 1er janvier 2012 et le 31 décembre 2016, portaient sur le récit à raconter et sur qui devait en faire partie : les membres des Premières Nations, les descendants des colons arrivés après la Conquête, les nouveaux immigrants ou seulement les descendants des colons français.
Les deux tiers des articles défendaient le programme en gestation et déploraient les tentatives d’aménager le contenu pour faire de la place aux Premières Nations ; celles-ci ne sont en général pas présentées comme faisant partie du « nous » québécois. Seul le tiers voulait au contraire ajouter des références à l’histoire de celles-ci (Éthier et Lefrançois, 2018).
Ces articles révèlent en outre un récit sous-jacent qui ne problématise pas les nationalismes, ne fournit pas de base à l’analyse historienne des processus d’oppression (racialisation, etc.) des groupes sociaux minorisés, telles les Premières Nations ; ce récit essentialise et réifie (ou « objectifie ») les identités et certains concepts contingents, comme celui de « nation » : la nation existe de toute éternité, elle ne change pas et n’est pas traversée par des divisions de classes qui la dépassent. L’État-nation, par exemple, n’est pas problématisé, comme s’il s’agissait d’une institution dont l’existence et l’importance ne peuvent être remises en question. Enfin, les débats entre spécialistes disciplinaires ne sont pas non plus considérés.
L’histoire savante étant alors considérée comme achevée et unanime, il n’apparait pas nécessaire de revoir la manière dont sont présentées les Premières Nations, par exemple, ou de remettre en question les récits traditionnels qui les excluent ou qui postulent que les Québécois dits de souche sont homogènes et descendent tous et exclusivement de colons français. En somme, la position majoritaire diverge de celle de plusieurs didacticiens (y compris les auteurs de ces lignes).
L’identité québécoise émergeant du programme d’histoire nationale de 2017
La présente analyse insiste sur les pages de mise en contexte et les précisions des apprentissages dans le programme d’études en vigueur actuellement (Québec, 2017), tout en mettant en relief la présence ou l’absence, l’inclusion ou l’exclusion des membres des Premières Nations dans l’ensemble du texte de ce programme. Le cas échéant, nous mentionnerons les éléments pertinents apparaissant dans la version de l’été 2018.
Le programme d’études contient moins de 30 concepts (au lieu des 70 de celui de 2007) et se subdivise en 8 grandes périodes. Les deux premières couvrent 226 ans (1534-1760) : c’est le « régime français », dont la période avant le contact (pour laquelle aucune date n’est fournie, mais qui remonte certainement à plusieurs milliers d’années). Les trois périodes suivantes couvrent 136 ans (1760-1896) : c’est le « régime britannique » (la Conquête) et le début du « régime fédéral canadien ».
Cela inclut le changement d’empire (1760) et la lutte des patriotes (1837), deux phénomènes au centre du discours nationaliste québécois, ainsi que la mise en place du régime fédéral canadien. Les trois dernières couvrent 121 ans (1896-2017) : c’est le régime canadien et les tentatives de réalisation d’un régime québécois.
Nous avons isolé au moins quatre observations concernant le contenu et qui fournissent quelques pistes de réponse à propos de la présence autochtone dans le programme d’études.
- D’abord, le programme compte 470 noms propres ; ils désignent en majorité des lieux géographiques (Amérique, Appalaches, Bas-Canada, Saint-Laurent, Tadoussac, etc.) ;
- Certains noms de personnes désignent plutôt des accords, commissions, résolutions, traités, etc. (Allaire, Bélanger-Campeau, Laurendeau-Dunton, Russell, etc.) Quelques-uns renvoient à des associations (Société Saint-Jean-Baptiste, etc.) ;
- Parmi les 33 personnages humains identifiables, un est autochtone (Pontiac), 10 sont anglophones (dont B. Mulroney, mais pas P.-E. Trudeau). Il n’y a aucun Métis, pas même Riel (les Métis sont cités dans la version de 2018). Les deux tiers des personnages sont donc des figures canadiennes-françaises ;
- Des 33 personnages, 28 sont des hommes et ils se trouvent dans les chapitres postérieurs à 1791.
Une caractéristique importante de la précédente génération de manuels se perpétue dans le programme actuel (Éthier, Lefrançois et Demers, 2013), à savoir que les personnages humains de celui-ci qui ne sont pas issus d’une élite ne sont pas les héros (individuels ou collectifs) d’une quête et rarement des adjuvants :
L’instauration du Gouvernement royal en 1663 marque un tournant. En faisant de la Nouvelle-France une colonie royale, Louis XIV entreprend sa réorganisation judiciaire et politique, la dotant, entre autres, d’un conseil souverain. Alors que le gouverneur commande l’armée et se charge de la diplomatie avec les Premières Nations, l’intendant met en place un ensemble de mesures avalisées par la métropole pour dynamiser l’économie et régir la vie civile des habitants. Arrivé en 1665, Jean Talon, premier intendant en Nouvelle-France, développe le commerce et l’industrie, et favorise la croissance de la production agricole. Il contribue à l’adoption et à l’application de politiques démographiques qui, bien que temporaires, auront des répercussions sur l’accroissement naturel de la population, certaines de ces politiques ayant mené notamment à l’arrivée d’un grand nombre de femmes (Québec, 2017, p. 25).
Cet extrait permet de s’interroger sur le contenu du programme de 2017 qui présente les premiers occupants de l’Amérique comme subissant passivement la présence des Européens.
Certes, dans la dernière réalité sociale (pour reprendre les termes du programme), les auteurs du programme mettent en évidence les « conventions établies avec les Cris, les Inuits et les Naskapis […] représentatives de la nécessaire conciliation entre l’État québécois et les Premières Nations et la nation inuite » (p. 54).
Ils décrivent cependant les changements dans l’histoire comme le résultat de la volonté d’une version séculière d’un démiurge désincarné, un État anthropomorphique qui agit sur lui-même, par exemple : « Fort d’un large consensus social, l’État québécois est l’instrument de l’accélération de la modernisation de ses institutions et de la promotion de l’identité québécoise » (p. 55), ce qui s’apparente à une attribution causale externe (Éthier, 2000). Tout se passe comme si les Autochtones « subissaient » l’histoire et ne la faisaient pas.
Ce programme d’études contient en général peu de références aux membres des Premières Nations et à ce qui donne des raisons et des moyens (liés à la démarche critique de la pensée historienne) de se poser des questions, de mener des recherches pour répondre à celles-ci, d’évaluer ou de préparer ses propres interprétations, qu’elles portent sur des phénomènes ou structures continus, revenus ou révolus, ou sur des arguments et discours qui utilisent le passé pour contester ou pour proposer, au présent, des actions (entre autres concernant les Premières Nations).
Ainsi, on trouve 102 occurrences du lexème « nation », mais aucune pour « Premières Nations », « nations amérindiennes » ou « nations autochtones » (mais 54 occurrences du mot « Autochtones »). La deuxième mouture (été 2018) du programme Histoire du Québec et du Canada en contient 12 du syntagme « Premières Nations », alors que le nombre d’occurrences du lexème « autochtone » ne change pas (54).
La partie du programme d’études Précision des connaissances explicite 467 éléments de connaissance que les élèves devront avoir acquis au terme du cours et qui feront l’objet de l’épreuve ministérielle finale.
Cent des éléments de connaissance se trouvent dans les thèmes associés au régime autochtone ou français, lequel dure 226 ans ; 176 figurent parmi ceux reliés en gros au régime britannique (et canadien) qui dure 80 ans ; 191 sont dans ceux se rapportant au régime canadien (dont l’époque actuelle) qui dure 177 ans. (La deuxième version du programme, celle de 2018, comporte 97 éléments pour la première période, 112 pour la deuxième et 249 pour la troisième, soit 458 au total.)
On remarque donc que la densité de connaissances à mémoriser est inférieure durant les périodes du régime autochtone ou français. D’ailleurs, les évènements liés au changement d’empire — qui sont au nombre 49 (48 dans la version de 2018) — et ceux liés à la lutte des patriotes — le programme en désigne 62 (63 dans la version de 2018) — forment environ 24 % des connaissances évaluées dans ce programme (33 % dans la version de 2018).
En revanche, les 31 évènements associés à l’expérience des membres des Premières Nations au moment du contact représentent un peu moins de 7 % du total, mais 30 dans la version 2018 (soit une proportion à peu près égale). Le nombre d’évènements cités dans les 7 autres périodes augmente dans cette version ; il est porté à 28 (sur les 308 associées à ces périodes, soit environ 9 %).
Néanmoins, les évènements associés aux membres des Premières Nations restent rares ; les périodes où ils sont minorisés gardent en outre une très grande importance dans le programme, malgré les velléités affichées par les porte-paroles du ministère de l’Éducation. D’ailleurs, dans un des manuels agréés, le chapitre sur la formation du régime canadien (1840-1896) compte 110 pages, mais 8 seulement sur les Autochtones ou les Métis (soit 7 %), ce qui correspond tout à fait au prorata de la Précision des connaissances.
En somme, après le contact avec les colonisateurs européens, les membres des Premières Nations ont tôt fait d’être effacés des pages du programme d’études, exception faite de quelques apparitions ponctuelles, occupant peu de place. Tout cela s’inscrit globalement en continuité avec le programme précédent en ce qui concerne l’importance qualitative et quantitative accordée aux colonisateurs français, aux Canadiens (ou Canadiens français, après la Conquête) et par rapport aux Premières Nations. La tendance observée depuis 1982 se poursuit : la proportion croît doucement, mais reste faible.2
Discussion et retombées : adopter une autre option à l’enseignement d’une trame narrative nationale assignée
Ce qu’il faut développer, c’est la critique, la vérification des faits, l’indépendance de pensée, une compréhension personnelle du présent et de l’avenir, l’indépendance de caractère, le sentiment de la responsabilité, la lucidité envers soi-même comme envers ce que l’on fait (Trotski, 1923, p. 174).
Les questions les plus courantes dans le débat québécois (mais ailleurs aussi) sur l’enseignement de l’histoire, depuis le début du troisième millénaire, ont trait à la teneur du récit à faire assimiler et au rôle de celui-ci pour conforter ou construire la mémoire, l’identité ou le comportement des citoyens.
La controverse entourant l’enseignement de l’histoire a tourné en particulier autour de la question de l’ethnicité, de l’identité, de la nation et du « nous » québécois. Les discours diffusés dans les médias de 2012 à 2016 soutenaient les mêmes identités nationales qu’entre 2006 et 2012. Ils présentaient en général les membres des Premières Nations comme formant un « autre » par rapport au « nous » québécois, ce qui se reflète en partie dans le programme d’études implanté en 2017.
De fait, l’emploi du « nous » relève souvent du courant traditionnel. Autrement dit, tout se passe comme si, pour les auteurs de ces articles d’opinion,
- tous les Québécois (ou Canadiens français) d’aujourd’hui n’avaient que des intérêts communs entre eux et avec « leurs ancêtres » (les colons français),
- tous les Autochtones d’aujourd’hui partageaient des intérêts entre eux et avec leurs ancêtres et
- les intérêts respectifs des uns et des autres s’opposaient de façon congénitale et irréconciliable.
À notre avis, cela est faux, et cette position erronée alimenterait la concurrence des mémoires et le besoin de se diviser les heures d’enseignement accordées à l’un ou l’autre groupe : dans un jeu à somme nulle, toute heure attribuée à l’histoire des Premières Nations est vue comme une heure enlevée à l’histoire des « Québécois », et vice versa.
D’autres auteurs, bien sûr, proposent de créer de nouveaux mythes (à l’échelle du territoire québécois, pour Bouchard, ou canadien, pour Létourneau) qui sont plus larges et permettent d’assimiler tous les habitants du territoire à leur projet inter- ou multiculturel.
Comme l’accent est mis sur la narration d’une histoire et l’exposition des faits avérés (et non sur la problématisation et l’enquête, ce qui mettrait l’accent sur le caractère construit des faits, des périodes, etc.), le débat porte sur l’identification du héros de cette narration et des évènements à raconter.
Le programme et les manuels d’histoire du Québec en 3e et 4e secondaire récupèrent cependant peu les Premières Nations pour créer un nouveau mythe national, les ignorant le plus souvent ou les présentant comme un « eux », certes, mais aussi comme des adjuvants (et non comme des opposants) à la création de la nation.
Un tel programme d’études peut nuire à la compréhension du déploiement séculaire de l’histoire des membres des Premières Nations dans leur diversité et leur agentivité parce qu’ils apparaissent et disparaissent. En effet, la période durant laquelle ils sont présents est celle qui précède le contact (vu comme existant dans un monde parallèle) et le processus de colonisation française (où ils servent d’adjuvants à la colonisation).
Ils disparaissent lors de la période 1896-1945, malgré l’accélération du processus de colonisation vers l’Ouest, un processus marqué par l’accroissement des écoles résidentielles, la création de réserves, l’emprise des agents des affaires indiennes. Enfin, il manque d’information sur la vie quotidienne, la culture et les rapports sociaux aux 19e et 20e siècles. Par conséquent, le contenu du programme rend sans doute plus difficile, pour le lecteur, de cerner les raisons d’être du mouvement d’affirmation des membres des Premières Nations dans la période 1945-1980.
Au demeurant, l’accent est encore mis sur l’acquisition de certaines connaissances, et non sur la problématisation ; cela soutient les cadres sociaux de la mémoire et renforce l’admissibilité apparente d’un récit national multiculturel. C’est pourquoi nous proposons une option autre à l’enseignement d’une trame narrative nationale assignée (monoculturelle, interculturelle ou multiculturelle ; québécoise ou canadienne), une idée basée sur l’usage de la pensée historienne comme outil d’autonomisation, de conscientisation, de critique sociale.
À notre avis, l’apprentissage et l’usage de l’histoire — peut-être cependant hors de la forme scolaire — peuvent en effet aider à problématiser le réel, les injustices particulières et, pour les groupes sociaux vivant ces injustices, les possibilités de se joindre à une réflexion sur ce qui les unit.
Nous affichons notre parti pris politique : nous croyons que l’ensemble des élèves gagnerait à ce que l’histoire leur soit enseignée comme un moyen d’émancipation (Freire, 1974).
Telle que nous la comprenons, la conscientisation met l’accent, nous dirions même l’emphase, sur l’implantation de conditions pouvant rendre les élèves plus capables d’une démarche politique critique : problématiser leur société, conduire des enquêtes pour répondre à leurs questions et déterrer les racines des dysfonctionnements sociaux, abstraire des réponses, partager leurs connaissances, agir de façon autonome et cohérente, et ce, de la manière la plus démocratique possible, c’est-à-dire en débattant rationnellement, dans le respect des faits et la tolérance d’opinions divergentes.
Nous croyons de plus qu’il est possible de ne pas nous identifier aux détenteurs de la position d’hégémonie énonciative du passé, qu’ils s’appellent « Occidentaux esclavagistes » ou « Français colonialistes » ou « hommes misogynes », tout en partageant certains de leurs innombrables prédicats, y compris malheureusement certains défauts casuels.
Pour notre part, quand nous utilisons le pronom « nous » d’identification, nous voulons nous référer à la fraction (majoritaire en nombre sinon en pouvoir « actué ») de l’humanité qui travaille et qui compte dans ses rangs Ernesto Guevara, Rosa Luxemburg, Malcolm X, Louis Riel, Thomas Sankara et tant d’autres, connus ou non, qui veulent un monde plus juste, que nous soyons à leur hauteur ou non.
L’histoire qui nous intéresse étudie des groupes de personnes vivant ou percevant à des degrés divers des situations d’aliénation, de domination ou d’exploitation ou visant à changer leur sort ; nous nous identifions au passé, au présent et au futur de ces groupes, quelles que soient leurs autres particularités.
L’interprétation que nous faisons de cette histoire est qu’un recul des oppressions et des exploitations, comme tout phénomène politique, résulte d’une évolution d’ordinaire impulsée par les groupes minorisés eux-mêmes (Novack, 1971) et que cette évolution doit être vue, à une échelle de temps macroscopique, comme une série de révolutions dont la dynamique évoque un processus d’équilibration majorante piagétienne, transposé dans la vie politique des sociétés (et non pas dans la vie cognitive des individus), mais peut-être malheureusement réversible (Éthier, 2000).
Nous voyons dans cet apprentissage une occasion de réfléchir aux causes de l’oppression et de son recul, pour agir de façon plus éclairée.
Nous croyons qu’il serait opportun de proposer aux élèves de mener des enquêtes sur des débats concernant des opprimés, comme ceux qui ont été soulevés par le déboulonnage ou le badigeonnage en rouge des statues de J. A. Macdonald, le « débaptême » d’édifices, de rues ou de parcs qui étaient dédiés à des personnes dont les actes sont à présent considérés comme racistes, etc. : pourquoi cela arrive-t-il maintenant ?
Pourquoi ces comportements causent-ils une commotion ? Qui est d’accord et qui est contre ? Depuis quand ? Quels gestes ont posés ces personnages et pourquoi sont-ils considérés différemment par certains ?
On peut aussi se demander ce que les Autochtones revendiquent aujourd’hui, pourquoi ils le revendiquent, comment ont évolué leurs conditions de vie et leur place dans la société, pourquoi celles-ci ont changé, s’il y a des différences dans la culture matérielle, les rapports politiques et les conditions sociales d’existence au sein des populations autochtones (selon le genre, la classe sociale, la nation, l’époque, etc.) et par rapport à d’autres groupes (tous les descendants des colons français ne sont pas propriétaires de Bombardier ou de la chaine Couche-Tard, etc.), pourquoi ils ont gagné ou perdu, qui partage des intérêts ou des oppressions avec eux et ainsi de suite.
Évidemment, les auteurs de ces lignes adoptent une perspective, léniniste en l’occurrence : nous croyons que la cause du racisme est le capitalisme, pas le « système de justice blanc » ni les « Blancs », puisque les races sont un construit social sans existence objective, sauf pour diviser les gens, alors que les différences sociales existent. Ce construit bien sûr existe pour soi et par ses effets, ne serait-ce que parce qu’il sert de prétexte pour discriminer ceux qui ne sont pas « blancs », pour diviser, exploiter, opprimer.
Nous ne demandons évidemment pas à nos lecteurs de se convaincre que tous les travailleurs doivent s’unir aux Premières Nations dans la lutte pour mettre fin à leur oppression et à toutes les oppressions.
Cependant, nous avons l’espoir que, s’ils apprennent à manier les outils mentaux de la méthode critique, les élèves et les enseignants, surtout ceux qui sont membres de groupes opprimés, y compris (malgré leur différenciation sociale croissante) les Canadiens français, voudront et sauront lutter pour établir l’équité du pouvoir de chacun sur la détermination des conditions de vie et de travail de tous, peut-être même malgré l’école et sa fonction de reproduction sociale.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Enjeux de l’univers social de l’Association québécoise pour l’enseignement de l’univers social (AQEUS).