L’histoire du Canada comme vous ne l’avez jamais vue!
Un Canadien errant et Ça ca venir, découragez-vous pas
Jean-Philippe : Avant de parler de la chanson Ça va venir, découragez-vous pas, il serait intéressant d’abord de tracer le portrait de celle qui était connue et aimée sous le nom de « La Bolduc ».
Rachelle : L’histoire de Mary Travers Bolduc est celle du conte de fées prototypique dans le genre « rêve américain. » Elle est passée de l’état d’une toute simple ménagère québécoise, inconnue et désespérément pauvre, à celui de phénomène de l’industrie du disque des années 1930. Elle est devenue l’extraordinaire porte-parole musicale de son temps et de ses contemporains, se méritant le titre de « Reine des chanteurs folkloriques canadiens ».
Née d’un père irlandais anglophone et d’une mère francophone, Mary Travers grandit dans une famille pauvre et nombreuse de la Gaspésie. Elle apprend de son père quelques rudiments du violon en plus de s’initier à l’harmonica et à la guimbarde. Elle se rend à Montréal pour travailler dans une usine et en juillet 1914, elle épouse Edouard Bolduc, un plombier.
Terrassée par la misère, la famille Bolduc va migrer vers la Nouvelle-Angleterre en quête de moyens de survie, mais sans beaucoup de succès. De retour à Montréal, Édouard Bolduc trouve un travail régulier qu’il doit éventuellement abandonner pour des raisons de santé, en 1927.
Mais voilà que Mary commence à participer à des soirées folkloriques où son talent est vite remarqué. Elle est prise en charge par des personnes influentes du milieu, dont Ovila Légaré, Conrad Gauthier et Roméo Beaudry de la Starr Phonograph Company. Elle commence à faire des disques qui se vendent rapidement.
Dès 1929 ils se vendent à plus de dix milles exemplaires, en pleine crise économique. Humour, optimisme, énergie, tout cela agrémenté de son « turlutage » qui devient sa marque de commerce, voilà la recette de son succès auprès d’une population qui a bien besoin qu’on lui remonte le moral! Et ce public n’a jamais oublié sa générosité, même aujourd’hui.
La Bolduc était de ces personnes qui n’abandonnent jamais. Je crois que c’est la chose qui la caractérise le plus sur le plan personnel. Sa force de caractère, son talent musical et son désir de rayonner, d’aider les autres ont fait qu’elle a surmonté des obstacles de très grande taille devant lesquels d’autres auraient vite rebroussé chemin.
Jean-Philippe : Parlez-nous, alors, de cette chanson Ça va venir, découragez-vous pas et oè elle se situe dans la démarche de la Bolduc.
Rachelle : Il faut absolument savoir que cette chanson a pour contexte la grande crise économique, la Dépression qui a frappé plusieurs sociétés occidentales, dont celle du Québec, durant les années 1930. Ça va venir, découragez-vous pas fait partie, en fait, des chroniques chantées par la Bolduc de l’actualité au Québec, car l’inspiration pour toutes ses chansons viennent de faits vécus par les gens ordinaires.
La chanson a aussi le mérite de véhiculer un message tout simple : devant l’effondrement de l’économie canadienne, il faut garder espoir et courage, dit-elle, très simplement. Enregistrée en 1930, la chanson fait allusion au nouveau gouvernement élu de R.B. Bennett.
En termes de démarche, Mary Bolduc fait naturellement ce qu’elle a toujours fait dans sa famille, ou l’on jouait du violon, de l’harmonica, du piano, de la guimbarde, mais de façon à captiver un auditoire beaucoup plus large.
Élevée dans une culture musicale oû les ballades sont l’expression spontanée des émotions des gens ordinaires, elle se tourne dès lors vers l’actualité comme source d’inspiration et devient rapidement la porte-parole des hommes et des femmes de la classe ouvrière du Québec et du Canada français.
Cette chanson, comme toutes les chansons de La Bolduc, donne aux auditeurs d’aujourd’hui un accès direct à ce que les gens de la classe ouvrière québécoise des années 1930 vivaient, pensaient, aimaient.
Jean-Philippe : Parlez-nous de l’enregistrement comme tel.
Rachelle : La date d’enregistrement de Ça va venir, découragez-vous pas est le 23 septembre 1930 sous étiquette Starr New Process, distribué par Canada Sales Limited. Il s’agit d’un 78 tours de dimension 10 pouces sur lequel on peut lire « Chanson comique avec piano, Mde Ed. Bolduc. »
La chanson elle-même est construite très simplement : un refrain sur les mots « Ça va v’nir puis ça va v’nir /Ah! Mais décourageons-nous pas/Moi j’ai toujours le coeur gai et j’continue à turluter! », suivi d’une turlutte.
Quant aux couplets, on y raconte l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement fédéral, la faim qui guette tous les ouvriers sans travail, des trous dans les souliers, les propriétaires et locataires d’immeubles sans le sou, le manque de charbon, l’électricité et l’eau coupées, bref, toutes les tracasseries que pouvait vivre la classe ouvrière durant la Grande Dépression, mais on revient toujours au courage, à la solidarité et au fait qu’on est encore mieux au Québec qu’ailleurs.
En passant, la turlutte est une forme de chant populaire utilisé pour ornementer ou développer une mélodie et dont La Bolduc avait le secret. On pourrait aussi citer Gilles Vigneault avec sa turlutte Tamdidelam, qui sert également de titre à l’une de ses célèbres chansons.
Jean-Philippe : Quelle a été l’influence de La Bolduc?
Rachelle : Mary Bolduc est une incontournable de la chanson québécoise, pour commencer. Plusieurs historiens de la musique considèrent que Félix Leclerc est le premier chansonnier au Québec, mais d’autres croient que c’est plutôt La Bolduc qui en est la vraie pionnière. C’est une question de perspective.
Ce qui est certain, cependant, c’est qu’au Québec, La Bolduc, cette Gaspésienne pure laine, aura été la première chanteuse populaire à faire carrière avec son langage familier, son commentaire social et politique, ses descriptions humoristiques d’une panoplie d’événements de la vie de tous les jours et des gens ordinaires.
Elle a ouvert la voie aux auteurs-compositeurs-interprètes de la génération subséquente et notamment aux femmes dont elle dépeignait l’autorité dans ses chansons. Gilles Vigneault, Clémence Desrochers, Pauline Julien et tant d’autres lui doivent beaucoup. On pourrait dire que Mary Bolduc a tracé le premier chemin aux chansonniers et chansonnières de la francophonie canadienne pour qu’ils et elles développent leur art.
Jean-Philippe : Voici un exemple d’une chanson folklorique interpréétée par une cantatrice canadienne reconnue internationalement à son époque pour ses prestations novatrices, majoritairement du répertoire classique moderne. Quel était donc le but d’Eva Gauthier, grande cantatrice classique, de tremper ainsi dans le folklore?
Rachelle : D’abord il convient de présenter cette immense figure de la scène musicale internationale qu’était la mezzo-soprano Eva Gauthier, née à Ottawa en 1895 et dont la carrière musicale fulgurante l’a menée aux quatre coins du monde. On la surnommait « grande prêtresse de la musique moderne ». Or, on entend, par « musique moderne » celle, contemporaine, des Ravel, Debussy, Satie, Gershwin et Stravinski de ce monde.
Mais pour répondre plus précisément à votre question : il faut aussi savoir que cette artiste adulée, amie et première interprète de grands compositeurs européens, vivait au rythme du modernisme de la période des années 1920, modernisme qui s’intéressait profondément au jazz et aux sources d’inspiration que procuraient les musiques folkloriques.
Gauthier, femme libre, émancipée, trouvait important de mettre des musiques de tradition orale au programme de ses concerts dits « classiques ». C’était quand même un choix artistique novateur, voire même aventureux. Mais Gauthier faisait toujours à sa tête, comme elle l’entendait.
Jean-Philippe : Parlez-nous, alors, de cette chanson et de l’enregistrement que Gauthier en a fait.
Rachelle : Un Canadien errant fut écrit en 1842 par Antoine Gérin-Lajoie après les événements de la Rébellion du Bas-Canada de 1837–1838. On sait que des rebelles ont été condamnés à la peine de mort alors que d’autres ont été déportés aux États-Unis et en Australie.
Cette chanson porte sur l’exil de ces patriotes rebelles et elle est devenue à maints égards un hymne pour tous les Canadiens qui ont vécu l’exil, comme par exemple les Acadiens dont la déportation s'est déroulée au siècle précédent. On se demande, en effet, si le choix de cette chanson en particulier ne reflète pas les sentiments d’Éva Gauthier, parcourant le monde au service de son art, une « errante musicale » si l’on veut.
Jean-Philippe : Parlez-nous de l’enregistrement comme tel.
Rachelle : La date d’enregistrement de Un Canadien errant est le 21 février 1917, soit dans les dernières années de la première grande guerre. Cet enregistrement, un 78 tour gravé sur disque de 10 pouces et qui se vendait pour 90 cents à l’époque, coïncide avec les débuts newyorkais de Gauthier.
Mais en revanche, la carrière de concertiste d’Éva Gauthier devint si occupée que celle-ci ne pouvait pas se permettre de faire des pauses pour graver des disques. C’est pourquoi il ne nous reste que quelques enregistrements, dont celui-ci de chansons folkloriques canadiennes françaises.
Bref, Un Canadien errant fut enregistré à Camden au New Jersey, par la Victor Talking Machine Company, mis en marché et distribué aussi par la compagnie Victor. Ici, Gauthier est accompagnée d’un quatuor d’hommes, genre d’ensemble qui faisait rage dans ces années-là, précurseur des fameux quatuors « barbershop » des années 30.
La chanson est arrangée pour cette formation vocale par Amédée Tremblay, un compositeur et organiste d’Ottawa qui fit une brillante carrière en Europe et aux États-Unis, à l’instar d’Éva Gauthier. Tremblay est l’auteur de la collection d’arrangements de folklore canadien, Dix-huit chansons populaires du Canada, publiée en 1906.
On peut facilement en déduire qu’Éva Gauthier et Amédée Tremblay, tous deux des musiciens originaires d’Ottawa, devaient se connaître et peut-être, s’encourager.
Jean-Philippe : Pouvez-vous nous donner un aperçu, une appréciation de cette interprétation d’Un Canadien errant par Éva Gauthier et le quatuor d’Amédée Tremblay?
Rachelle : La première chose qui frappe et impressionne est la puissance vocale d’Éva Gauthier. Elle n’était pas du tout grande ni forte physiquement, vous savez, c’était une femme presque minuscule, alors on est impressionné par cette ample voix de mezzo-soprano, riche, sans trop de vibrato, directe et surtout puissante.
Ensuite, c’est la prononciation française, sans doute apprise « à la française » en classe de diction qui retient l’attention de l’auditeur. Le rythme est assez lent, ce qui laisse toute la place pour admirer le souffle et le phrasé de l’ensemble, et qui semble donner plus de « pathétique » aux paroles qui traduisent les difficultés d’une personne en exil, « banni de ses foyers, qui parcoure en pleurant des pays étrangers. »
Chaque note de la chanson est scandée par Gauthier alors que le quatuor d’hommes donne de la fluidité au mouvement de valse qui l’habite. Du coup, l’auditeur a la très vive impression d’une personnalité très dominante, ce qu’elle était assurément.
Jean-Philippe : Parlez-nous davantage, justement, de cette personnalité.
Rachelle : Éva Gauthier a eu un parcours fascinant. Enfant, elle suit des cours de chant et de piano. À l’époque, les musiciens nord-américains allaient en Europe pour parfaire leur formation : il s’agissait là d’un passage obligé si l’on voulait faire une carrière professionnelle respectable. Ainsi, en juillet 1902, à l’âge de dix-sept ans, Éva Gauthier part pour l’Europe, subventionnée par deux personnes illustres : sa tante, Zoé Lafontaine, et son oncle, le premier ministre du Canada, Wilfrid Laurier.
Éva Gauthier se rend d’abord en France, où elle suit des leçons de chant au Conservatoire de Paris. Dès lors elle accompagne la grande Emma Albani en tournée, fait ses débuts à l’opéra et rencontre son mari, un homme d’affaires qui vit à Java. Elle s’intéresse à la musique javanaise et voyage beaucoup, en Chine, au Japon, à Singapour, en Malaisie, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale, elle décide de revenir en Amérique du Nord, et débarque à New York à l’automne 1915. Elle repartira pour l’Europe en 1920.
Éva Gauthier se lie professionnellement et personnellement avec plusieurs grands compositeurs et on lui doit aussi d’avoir présenté au public la musique de George Gershwin. Elle se voit offrir de créer une grande quantité d’œuvres contemporaines, à tel point que le critique musical Walker Kramer dira d’Éva Gauthier : « Tous les compositeurs de notre époque ont envers elle une dette de reconnaissance pour l’intérêt qu’elle a porté à la musique vocale contemporaine ».
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