Tourelles et tristesse

Le château Craigdarroch, un lieu étrange.

Illustrations de Kim Smith; texte d’Allyson Gulliver

Mis en ligne le 1 septembre 2019

— Mais du marbre italien et des tuiles de Californie, ça va être terriblement cher! Warren Heywood Williams n’en croyait pas ses oreilles.

— On pourrait peut-être économiser un peu en utilisant du bois local à l’intérieur. L’acajou d’Espagne et le koa d’Hawaï vont coûter une fortune.

Robert Dunsmuir lança à l’architecte son célèbre regard glacé.

— Eh bien, dans ce cas, c’est une bonne chose que j’aie une fortune, hein? Il se tourna vers le port de Victoria, grouillant d’activité.

— Williams, je suis venu dans cette île comme mineur de charbon pour la Compagnie de la Baie d’Hudson il y a 36 ans. J’ai lancé ma propre entreprise d’extraction du charbon et construit ma propre voie ferrée. On est en 1887, et je suis un des hommes les plus riches de la Colombie-Britannique. Je veux que ma maison le montre.

— Les hommes que vous avez si mal payés ne vivent pas dans des endroits aussi beaux... en supposant qu’ils soient sortis vivants de vos mines, marmonna Williams.

Mais Dunsmuir ne l’écoutait pas.

— Je veux des tours et des vitraux, poursuivit-il, et une immense véranda. Ça doit être encore plus splendide que les grands châteaux d’Écosse. J’ai même trouvé un nom : ce sera le château Craigdarroch.

Il se tourna vers l’architecte.

— Faites en sorte que cette maison soit digne de son nom.

Williams secoua la tête pendant que Dunsmuir s’éloignait pour examiner les fondations.

— Quel homme dur, pensa-t-il. Travailler pour lui, ce sera des années de stress et de recherche de la perfection. Je ne sais pas si je pourrai...

Il se laissa tomber à genoux, les mains sur le coeur.

— Craigdarroch... murmura-t-il tandis que tout devenait noir.


— … magnifique plancher fait de koa, un bois exotique importé d’Hawaï.

Ava et ses camarades baissèrent les yeux.

Le petit salon du château Craigdarroch était aussi opulent que le reste du manoir, mais quelque chose dans la pièce mettait Ava mal à l’aise.

— Allons voir en haut, dit la guide en menant les enfants vers l’escalier de chêne lustré.

Ava s’arrêta sur le premier palier, émerveillée par les chardons violets et les feuilles vertes du vitrail éclairé par la lumière extérieure.

— Magnifique, n’est-ce pas? fit une voix qui semblait sortir de nulle part. Ava se retourna et vit une vieille dame dont la longue robe de satin était ornée de dentelle et de perles. Elle n’avait jamais vu de guide porter un aussi beau costume.

— Vous m’avez fait peur! s’écria Ava. Toute la maison est magnifique. J’aimerais beaucoup vivre ici.

— Attention à ce que tu souhaites, jeune fille, dit la dame. Mon mari Robert — je suis Joan Dunsmuir — voulait tellement Craigdarroch... Il a supervisé tous les petits détails de la construction. Mais il est mort en 1889, avant même que la maison soit finie.

— Quelle tristesse! dit Ava.

— Et ce n’est pas le pire, poursuivit la dame. Il avait promis de tout laisser — la maison et son empire commercial — aux garçons, James et Alex. Mais en fait, c’est à moi qu’il a tout laissé.

Ava savait qu’elle aurait dû aller rejoindre son groupe, mais elle ne pouvait s’empêcher d’écouter la dame.

— Ils étaient furieux, mais je ne pouvais pas m’opposer aux souhaits de Robert. J’ai quand même fini par leur laisser la partie de l’entreprise basée à San Francisco, après environ sept ans.

— Sept ans! s’écria Ava.

— Et trois ans plus tard, je leur ai permis d’acheter la compagnie de charbon originale. Mais ça ne les a pas rendus heureux. Alex a finalement jugé qu’il avait assez d’argent pour se marier, mais il est mort pendant sa lune de miel, ajouta la dame en soupirant.

Alors, on a eu une autre querelle sur les bras. Les filles et moi, on avait besoin de quelque chose pour vivre, après tout, et ce n’était tout simplement pas juste que James ait tout.

Ava n’en revenait pas.

— Vous avez traîné votre propre fils en cour?

— Il était devenu premier ministre de la Colombie-Britannique, dit la dame en souriant. Les journaux en ont parlé.

Elle se tut, les yeux tournés vers la fenêtre.

— Il ne m’a plus jamais adressé la parole, même quand il est devenu lieutenantgouverneur de la province. Mais à la fin, il est quand même venu à mes funérailles. Et apparemment, il a pleuré à chaudes larmes.

— Après ma mort, ajouta la dame en se retournant vers Ava, mes filles ont vendu Craigdarroch. C’est devenu un hôpital militaire, puis une école, et ensuite une académie de musique. Mais je suis vraiment contente que l’endroit soit redevenu aussi beau qu’avant et que des gens comme toi viennent en profiter. Il y a eu trop de tristesse ici.

La voix de l’enseignante rompit le charme.

— Ava! Reste avec le groupe, s’il te plaît! Les autres élèves de la classe arrivaient en chahutant, et Ava leur emboîta le pas. La guide fut la dernière du groupe à descendre l’escalier.

— Je suis désolée d’avoir manqué le reste de la visite, dit Ava, mais j’ai appris beaucoup de choses de l’autre guide — celle qui était costumée.

— L’autre... fit la guide, le visage livide. Mais je suis la seule guide ici aujourd’hui.


Le château Craigdarroch a eu un passé difficile, mais il a été restauré dans les années 1980 et il est maintenant ouvert aux visiteurs. C’est un exemple de ce qu’on appelle les « châteaux bonanza » — d’énormes manoirs tape-à-l’oeil construits à la fin du 19e siècle et au début du 20e par de riches hommes d’affaires.

Robert Dunsmuir n’est pas un personnage populaire dans l’histoire de la Colombie-Britannique. Lui et son fils James étaient très durs avec leurs employés, qu’ils payaient le moins possible — surtout ceux qu’ils faisaient venir d’Asie, même s’ils affirmaient vouloir limiter l’immigration — et dont ils n’assuraient pas la sécurité.

Robert et Joan ont eu deux fils et huit filles, en plus d’un autre enfant mort en bas âge. James a poursuivi la tradition familiale en construisant le château Hatley (présenté dans notre numéro de mai 2014 sur les châteaux du Canada) non loin de là. Et, oui — certaines personnes affirment que le fantôme de Joan hante encore Craigdarroch.

Cet article est paru à l’origine dans le numéro de mai 2014 (et a été repris dans le numéro de septembre 2019) de Kayak : Navigue dans l’histoire du Canada.

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