L’histoire du Canada comme vous ne l’avez jamais vue!
Un homme qui détonne
Il fut le deuxième premier ministre de la Colombie-Britannique, et aurait très bien pu en être le premier. Sans lui, il n’y aurait peut-être jamais eu de province canadienne sur la côte Pacifique.
Dès qu’il mit le pied dans cette toute jeune colonie de la Couronne sur l’île de Vancouver en 1858, il défendit avec ardeur trois objectifs politiques improbables : la fusion de l’île de Vancouver avec la zone continentale, la fusion de la Colombie-Britannique avec le Canada et un gouvernement autonome responsable pour la province.
Véritable visionnaire politique, il insista pour que les Britanniques nés en Amérique du Nord, comme lui, aient les mêmes droits que les Britanniques nés en Angleterre, même si, comme l’écrivait le politicien britanno-colombien John Sebastian Helmcken dans ses mémoires en 1890, les Canadiens « étaient généralement considérés comme les Chinois de l’Amérique du Nord » par l’establishment britannique de la colonie. Imperturbable devant une telle dérision, il fit la promotion de l’union de toutes les colonies britanniques d’Amérique du Nord dès 1860, et voyait la nation s’étendre de la frontière des États-Unis jusqu’à l’océan Arctique, et…. de l’Atlantique jusqu’au Pacifique.
Au-delà de cette vision, il voyait un Canada membre autonome d’un Commonwealth britannique, encore inexistant à cette époque, soulignons-le, avec à sa tête un gouverneur général choisi « parmi notre peuple ». Un des premiers députés de la Colombie-Britannique à Ottawa (poste qu’il occupa en même temps que celui de premier ministre pendant une certaine période), il perdit son siège pour avoir fait l’ambitieuse suggestion que le Canada devienne un jour une nation indépendante.
Il se nommait Amor De Cosmos. Aujourd’hui, en C.-B. et au Canada, on se souvient encore de lui (parfois), mais pour les mauvaises raisons.
Son nom inhabituel, signifiant « amoureux de l’univers » (né William Alexander Smith) n’aidait pas sa cause. Sa personnalité et son apparence non plus d’ailleurs. Méprisé par les autocrates (le secrétaire de la colonie le décrivait comme un « véritable truand de démocrate »), il a été l’auteur de phrases telles que : « Les représentants du peuple sont au service du peuple. Le peuple est notre maître et le maître veut savoir ce que font ses représentants ».
[De Cosmos] réussit à susciter l’hostilité de ses amis comme de ses ennemis. Il pouvait être mesquin, il était probablement corrompu et ne prêchait pas toujours par l’exemple, mais il commandait le respect même chez ses opposants.
Et pourtant, Amor De Cosmos n’était pas un populiste, il était distant, arrogant, vaniteux et, comme l’a déjà dit Helmcken, « suprêmement égoïste ». Dans la colonie de l’époque, où les chariots enfonçaient dans la boue jusqu’aux essieux pendant l’hiver, il était toujours impeccablement mis, portant pardessus, haut-de-forme et bottes de cuir verni. Sa canne ne lui servait pas d’appui, mais d’arme d’autodéfense (et parfois d’attaque) pour régler des disputes politiques.
Solitaire, tant sur le plan personnel que politique, il réussit à nourrir l’hostilité de ses amis et ennemis, même John Robson (un autre futur premier ministre de la C.-B.), dont les visions politiques étaient très proches des siennes, à tel point que les caricaturistes les représentaient sous la forme d’une tête à deux faces. De Cosmos pouvait être mesquin, il était probablement corrompu et ne mettait pas toujours en pratique ses beaux principes. Mais, étrangement, il commandait le respect, même chez ses opposants. Comme Robson l’a déjà mentionné « l’homme n’a rien pour se faire aimer. Comme politicien, je suis en désaccord avec lui sur de nombreux sujets, et je ne lui fais absolument pas confiance… Et pourtant, on ne peut qu’admirer son zèle, le dévouement avec lequel il défend des mesures qu’il jugeait justes à l’époque et ses talents d’éminent juriste… ses pires ennemis ne peuvent que l’admettre. »
Né en Nouvelle-Écosse en 1825, William Alexander Smith a passé sa jeunesse à nourrir sa fascination pour la théorie politique. Il s’intéressait principalement à la notion de gouvernement responsable, telle que mise de l’avant par Joseph Howe (un système parlementaire composé d’un gouverneur, qui exerce son pouvoir seulement sous les conseils d’un cabinet exécutif, et qui doit obtenir l’appui d’une majorité d’élus, qui à leur tour représentent une majorité d’électeurs de leur circonscription). Destiné à une carrière de commis d’épicerie, Smith décida sur un coup de tête de partir pour les mines d’or de la Californie, en 1851. Il fit rapidement fortune, non pas en creusant le sol, mais en photographiant des concessions minières pour établir les droits de leurs propriétaires pour la somme de 20 $. C’est lors de son passage en Californie que Smith changea officiellement de nom pour Amor De Cosmos.
Son voyage de 1858 dans la région qui se trouve aujourd’hui en C.-B. afin de visiter les mines d’or tout juste découvertes ont sans doute rallumé son intérêt pour le modèle politique britannique, puisqu’il vendit son entreprise de photographie et fonda un journal à Victoria, le British Colonist (l’ancêtre du Victoria Times Colonist qui existe encore aujourd’hui).
Dans sa toute première parution, De Cosmos promet de traiter la question de « l’union des colonies » et de « favoriser l’introduction d’un gouvernement responsable ». Dans le numéro suivant, il vise directement le népotisme du gouvernement de l’île de Vancouver : « la loyauté, l’honnêteté et la compétence, les piliers de la présence britannique, sont minées par le caractère illégitime de ses représentants, et les bureaux de la colonie sont remplis de flagorneurs, d’incompétents et de consanguins, auxquels viennent se greffer de mornes Britanniques et des Yankees renégats ».
Il avait raison de voir rouge. James Douglas, le chef autocratique et austère du quartier général de la Compagnie de la Baie d’Hudson dans le Pacifique, à Fort Victoria, avait également été nommé gouverneur de l’île de Vancouver en 1851. (Cette double loyauté ne troublait en rien les quelques centaines de résidents du fort. Presque tous étaient des employés de la Compagnie et s’attendaient à ce que toutes les dépenses de nature civile soient payées par la compagnie, et non par le truchement d’impôts prélevés sur leur salaire).
En 1856, le bureau de la colonie ordonna à Douglas de former une assemblée législative, mais les sept membres élus dans les règles comprenaient le beau-frère de Douglas, le mari de sa nièce, son futur gendre (le génial et pragmatique M. Helmcken, longtemps président de l’Assemblée et opposant politique habituel, mais à l’occasion l’allié, de De Cosmos), ainsi que quatre anciens membres de la Compagnie de la Baie d’Hudson.
La ruée vers l’or de 1858 dans la région continentale, où la CBH détenait les droits commerciaux exclusifs, mais qui n’était régie par aucune autorité politique, précipita la crise. Du jour au lendemain, la population blanche de la région passa de 450 résidents à plus de 30 000, surtout des mineurs américains indisciplinés et fort tapageurs. Le chaos et la peur d’une annexion aux États-Unis par simple occupation du territoire faisaient craindre le pire. Douglas décida de remédier à l’absence de gouvernement et nomma, sans consulter qui que ce soit, des juges britanniques et d’autres officiels pour maintenir l’ordre. Le bureau de la colonie se hâta d’officialiser ces nominations, fit de cette région continentale une colonie de la Couronne (la Colombie-Britannique) et nomma Douglas « double » gouverneur, à condition qu’il abandonne de son troisième chapeau, soit celui de chef de la Compagnie de la Baie d’Hudson.
Même si les deux colonies étaient officiellement britanniques, leur population était en grande partie constituée d’Américains. Les devises et le service postal étaient américains, on y faisait flotter des drapeaux américains et on célébrait des fêtes américaines. La population générale, et même des politiciens comme Helmcken, considérait alors que l’annexion aux États-Unis était inévitable. Une pétition demandant cette annexion fut même signée par des colons et envoyée à la reine Victoria.
De Cosmos et son journal s’y opposaient fermement, proposant même l’idée d’une contrepétition demandant l’annexion par la Couronne britannique des territoires américains au nord de la rivière Colombia, aujourd’hui dans la région continentale de la C.-B. Pendant les cinq années suivantes, il défendit sans relâche l’union des deux colonies du Pacifique, l’unification de toutes les colonies de l’Amérique du Nord britannique et, comme s’en plaignait Helmcken, l’instauration d’un gouvernement responsable. De Cosmos, qui avait une meilleure compréhension de la procédure politique que la plupart des législateurs néophytes de la colonie, critiquait également la forme du gouvernement de l’époque : « Même les règles parlementaires d’un conseil indien, où le chef parle et les guerriers écoutent, n’ont pas été entendues. Les débats évoquent une soirée bavaroise où les buveurs en sont à leur sixième pinte de bière et n’ont rien à voir avec le décorum et les prérogatives d’une véritable assemblée. »
En 1863, De Cosmos réussit à se faire élire à l’assemblée. Il continua de défendre l’union des deux colonies et le gouvernement responsable. Un de ses rêves fut cependant éclipsé par l’autre : même si une résolution, inspirée par les idées de De Cosmos, sur le gouvernement responsable fut adoptée en 1864, elle ne fut jamais mise en œuvre. Lorsque les colonies fusionnèrent en 1866, les institutions du gouvernement de l’île de Vancouver furent absorbées au sein du nouveau gouvernement, partiellement élu, de la Colombie-Britannique.
La C.-B. étant maintenant une seule et même colonie de la Couronne, De Cosmos jeta son dévolu sur la Confédération. Même s’il défendait cette idée depuis longtemps, il était encore le seul à la prôner au conseil législatif. Comme le nota Helmcken, «personne [au sein du conseil législatif de la C.-B.] ne connaît vraiment le sujet, à l’exception de De Cosmos et Robson ». Néanmoins, De Cosmos parviendra à convaincre le conseil d’exiger l’ajout d’une disposition dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 prévoyant l’entrée éventuelle de la C.-B. dans la Confédération.
Les particularités liées au commerce, au transport et aux populations de la région, sans oublier l’achat de l’Alaska par les É.-U. en 1867, qui tenait la C.-B. en sandwich entre deux territoires américains, rendaient l’annexion aux É.-U. encore plus probable, une réalité dont les Américains étaient d’ailleurs très conscients. Même la Grande-Bretagne donna son aval à ce scénario. Le London Times publia ce qui suit : « Si la population de la C.-B. rejette la Confédération, après avoir mûrement réfléchi, et désire se joindre aux États-Unis, la mère patrie ne s’opposera d’aucune façon à cette annexion ». Pourtant, en 1868, De Cosmos demande l’admission immédiate de la C.-B. au Canada en vertu de modalités qu’il impose lui-même, soit « la création d’institutions représentatives du peuple, ainsi qu’un contrôle responsable du gouvernement », et « une route transcontinentale pour les chariots (pas encore le chemin de fer), modalités qu’il qualifie de «conditions essentielles ».
Plus tard cette même année, convaincu que la population souhaitait cette Confédération, mais que le gouverneur Frederick Seymour s’opposait à la volonté du peuple, De Cosmos décida d’outrepasser les pouvoirs de Seymour et de s’adresser directement à la reine Victoria. Avec Robson, il organisa la Convention de Yale, à laquelle participèrent des citoyens-délégués de toutes les régions de la C.-B., dans « le but d’accélérer l’admission de la colonie dans le Dominion du Canada » et de « protéger les institutions représentatives d’un gouvernement responsable au sein de la colonie ». Les résolutions des délégués furent envoyées à Londres, mais la convention fut en grande partie raillée car un de ses membres, Mifflin Gibbs de Salt Spring Island, était Noir.
Les arguments ambitieux de De Cosmos furent essentiels pour porter la question de la Confédération au cœur du débat public, mais ce furent des considérations beaucoup plus prosaïques qui agirent en faveur du Canada. Les coffres de la C.-B. étaient à nouveau à sec (comme l’étaient ceux de l’île de Vancouver lorsqu’elle accepta de se joindre à la région continentale, riche en minerais) et l’attitude de la plupart des colons à l’égard du gouvernement était tout sauf passionnée. La Grande-Bretagne était occupée ailleurs et indifférente. Impossible d’agir seul pour cette population de 36 000 personnes, dont plus des deux tiers étaient des Autochtones. Les alléchantes promesses américaines tardaient à se concrétiser. Ottawa promit de payer la dette de la C.-B. de 1 500 000 $ et de bâtir un chemin de fer.
Le dénouement fut rapide. En 1869, le gouverneur Seymour mourut brusquement et fut remplacé par Anthony Musgrave, un pro-Confédération. En 1870, une délégation de trois hommes, excluant volontairement De Cosmos et Robson, mais faisant tout de même une place à Helmcken qui n’était pas très convaincu et s’était jusqu’à présent opposé à la Confédération, fut envoyée à Ottawa. Ils y établirent des modalités convenant aux deux parties. Un gouvernement responsable pour la C.-B., le Saint-Graal de De Cosmos, fut accordé par le gouverneur Musgrave le 19 juillet 1871. Le lendemain, la C.-B. devint une province du Dominion du Canada.
De Cosmos fut écarté comme lieutenant-gouverneur en faveur de Joseph Trutch, chef de la délégation pro-Confédération. Trutch, dans une décision visant à éloigner à tout prix De Cosmos, demanda à un obscur avocat sans charisme du nom de John Foster McCreight de diriger le premier gouvernement de la C.-B. en tant que premier ministre. De Cosmos fut élu à l’Assemblée législative provinciale et à la Chambre des communes fédérales.
En 1872, le gouvernement précaire de McCreight s’effondra et Trutch n’eut pas d’autre choix que de solliciter De Cosmos pour former un gouvernement. Comme premier ministre, De Cosmos fut compétent, mais sans éclat. Lorsque la double représentation fut abolie, il quitta son poste de premier ministre et son siège, en 1874, pour concentrer ses énergies à Ottawa. Il y défendit le prolongement du chemin de fer Canadien Pacifique jusqu’à l’île de Vancouver et demanda que le terminus de la région continentale soit déplacé de Port Moody à English Bay, et que le trajet se poursuivre en « ferry à vapeur » jusqu’à l’île. (Le déplacement du terminus en 1887 donnera naissance à la ville de Vancouver).
De Cosmos fut facilement réélu comme député en 1874 et 1878. Juste avant l’élection de 1882, il affirma qu’il « ne voyait pas pourquoi le Canada ne devrait pas envisager la possibilité de devenir un État souverain et indépendant ». Il fut défait cette même année.
De Cosmos s’effaça de la scène publique pour mener une vie solitaire à 57 ans et commença à présenter les signes d’un long déclin physique et mental qui s’échelonnera sur une période de quinze ans et finira par l’emporter. Il pourrait bien s’agir de la maladie d’Alzheimer, car il perdit la capacité de parler de façon cohérente et son comportement devint erratique et étrange. L’homme déjà considéré par la presse populaire comme « la représentation du bien en Colombie-Britannique » et qui contribua à changer la destinée de cette grande province, errait dans les rues de Victoria, hagard et perdu, mais portant toujours haut de forme et redingote. Son regard fixe, plongeant dans le visage de ses concitoyens, était déstabilisant et, comme le dira George Woodcock dans sa biographique de De Cosmos datant de 1975, « c’était comme s’il cherchait a faire revivre ses souvenirs… ». Il fut éventuellement mis sous tutelle; deux ans avant sa mort, il fut déclaré mentalement inapte.
Lorsqu’il mourut, le 4 juillet 1897, à peine quelques personnes assistèrent à ses funérailles.
Amoureux de l’univers
On ne naît pas Amor De Cosmos, on le devient. Il commença à exister à l’âge de 28 ans, le 17 février 1854, au moment où son prédécesseur, William Alexander Smith, cessa légalement d’exister. Son nom, qui signifie « Amoureux de l’univers » en latin, français et grec, fut une véritable source d’hilarité, de soupçons, de mépris et de rejet.
Son nom fut évidemment écorché (Amos de Cosmos, Armor Debosmos), et même amplifié (Amor Muggins Cosmos, Amor De Cosmos Caesar), mais resta tout au long de sa vie la source de rumeurs selon lesquelles il cachait un passé d’illégalité et d’immoralité. À ce jour, son nom condamne l’homme à n’évoquer qu’un personnage coloré qui mourut fou.
Pourquoi Bill Smith choisit-il un nom aussi inoubliable? Laissons l’homme s’expliquer : « Je désire adopter le nom d’Amor De Cosmos non pas parce qu’il est à consonance étrangère, mais parce qu’il s’agit d’un nom inhabituel qui désigne ce que j’aime le plus : l’ordre, la beauté, le monde, l’univers. »
Dans le contexte de l’époque, le nom n’est pas dénué de sens. De nombreuses inventions scientifiques et industrielles (la machine à coudre, le télégraphe, les bateaux à vapeur, les chemins de fer) transforment la façon dont les gens vivent depuis des siècles. L’expansion des pays, sur les plans économique et national, l’éducation accessible pour tous, les avancées en médecine, les réformes politiques et la démocratisation graduelle de la politique tendent toutes vers une utopie réalisable. Il n’y a pas de limites à ce que l’homme peut faire, inventer ou découvrir : l’homme, les machines et la nature elle-même sont régis par des principes mécaniques.
Sans nul doute, De Cosmos voyait la passion de sa vie, le gouvernement responsable relevant d’un système parlementaire nord-américain à la britannique, comme un objet de beauté et d’ordre. À ses yeux, ce mécanisme politique presque parfait ne pouvait que mener à une société ordonnée et civilisée.
Le dernier mot sur son nom revient à De Cosmos lui-même : « Si les partis s’opposent à mes opinions politiques, ils sont libres de le faire et de disséquer ma pensée. Mais je m’adresse essentiellement au public. Peu importe ses défauts ou ses lacunes, c’est mon intention honnête et franche. Discutons de mes principes sans avoir de scrupules, mais le nom que je décide de porter ne concerne que moi. S’il me plaît de m’appeler ainsi, qui êtes-vous pour vous y objecter? »
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